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arrivait dans l’une ou l’autre de ces deux capitales, les affiliés de la Jeune-Allemagne lui proposaient immédiatement de l’enrôler dans leurs rangs. Ceux qui se laissaient faire étaient ordinairement les ouvriers les mieux payés. Lors de la présentation aux clubs, les embaucheurs disaient aux nouveaux arrivans : « Les ouvriers sont las de travailler pour des fainéans, de souffrir des privations, quand les capitalistes se vautrent dans l’opulence. Nous ne voulons pas plus longtemps nous laisser imposer des charges écrasantes par des égoïstes, ni respecter des lois qui maintiennent les classes les plus utiles de la société dans l’abjection, le dénûment, le mépris et l’ignorance, pour donner à quelques privilégiés les moyens de s’ériger en maîtres et seigneurs des masses laborieuses. Nous voulons nous affranchir et émanciper comme nous tous les hommes sur toute la surface terrestre, afin qu’aucun ne soit ni mieux ni plus mal considéré que les autres, mais que tous partagent également l’ensemble des charges et des peines, des joies et des jouissances, que tous, en un mot, vivent en communauté dans une condition égale. Veux-tu faire comme nous ? » Par ces affiliations et cette œuvre de propagande, Weitling espérait recruter jusqu’en 1844 un effectif de 40,000 adhérens, pour révolutionner ensuite le monde et substituer aux anciens états monarchistes de l’Europe une fédération communiste ouvrière. Rêve plein d’illusion que son ami et confident Becker s’efforçait de dissiper, en conseillant la démoralisation préalable des masses populaires avant de recourir aux moyens violens. « Nous ne sommes pas en état de conquérir le monde avec le fer brut, assurait cet autre socialiste. Nous devons d’abord le tuer moralement et le porter ensuite à la fosse. Quand le candidat à la mort, dans une dernière excitation fébrile, se précipitera sur nous avec le couteau, alors nous lui dirons : Attends, petit ! Ne sais-tu pas que les enfans ne doivent pas jouer avec le couteau ? Quiconque saisit le glaive doit périr par le glaive, — et nous lui abattrons la tête. »

Démoraliser le monde avant de renverser par l’insurrection la société et l’ordre établi, cette doctrine ne s’est étalée nulle part avec un aussi dégoûtant cynisme que dans la revue anarchiste de Marr, publiée à partir de 1854. Tandis que des fruits secs sortis des universités allemandes excitent les ouvriers mécontens à la révolution, la fraction anarchiste s’applique à assurer le renversement de l’état de choses existant en poussant le peuple au désespoir et en lui arrachant le respect de ses croyances d’autrefois. Dieu et la religion sont traités avec le même mépris que les institutions sociales et le gouvernement sous toutes ses formes : Abgedroschene und abgethane Geschichten. L’humanité, dans son évolution, doit