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commande : le ministre, les envieux l’observent. Quelle fièvre d’impatience ! Quelles anxiétés secrètes ! Un calcul imprudent, un faux pas, et la jeune renommée s’écroule. J’écris pour des marins. Je me complais à les mettre en présence des épreuves de leurs aînés : ce souvenir leur rendra peut-être celles qui leur sont réservées plus légères.

Le 20 novembre arrive un dernier renfort : quelques soldats du 3e régiment d’infanterie de marine viennent compléter l’équipage de la Gloire. Si l’on nous empruntait des matelots pour les envoyer en Allemagne, parfois aussi, dans la commune détresse, les conscrits prenaient le chemin de nos vaisseaux. L’armée de la Moselle avait, sous la Convention, dévoré les « canonnière bourgeois » de l’ancienne monarchie ; les champs de Lutzen et de Bautzen auront raison des débris de notre glorieuse infanterie de marine. Lisez les mémoires du duc de Raguse, vous apprendrez ce que valaient ces soldats amphibies. Le duc de Raguse déclare n’en avoir jamais vu d’aussi solides sous le canon.

Le 5 décembre 1812, la croisière ennemie qui surveille Le Havre se compose de deux frégates et d’une corvette. La marée du matin a donné sur la barre 16 pieds 8 pouces. C’est un peu moins que le tirant d’eau de la Gloire. Le 16, le blocus n’est plus gardé que par une seule frégate. Une belle apparence de vents d’est-sud-est, une marée plus forte que celle du 5, encouragent la sortie : Roussin saisit l’occasion aux cheveux ; il appareille à huit heures du soir ; à huit heures et quart, il est hors des jetées et fait route vers la côte d’Angleterre. Ce n’est pas là que l’ennemi, quand il s’apercevra de son absence, ira le chercher.

Pendant toute la nuit, le vent s’est soutenu avec force. Il se soutient encore le lendemain : vers deux heures du matin, il manque tout à coup. La frégate est en vue des feux du cap Lézard. Le 18 décembre, au point du jour, le capitaine Roussin se trouve au milieu de neuf bâtimens. « La plupart, nous apprend William James, n’étaient que des bâtimens de commerce. » C’est possible, mais, pour le constater, il fallait laisser ces bâtimens douteux approcher. Un grand trois-mâts, favorisé par une folie brise, est bientôt à portée de canon. Est-ce une frégate ? Une corvette ? C’est, à coup sûr, un navire à batterie. On compte ses sabords. L’inspection est rassurante ; Roussin n’attend qu’un peu de vent pour attaquer. Il a rencontré, en effet, une de ces grosses corvettes que les Anglais ont armées de caronades. L’Albacore, — tel est le nom du navire ennemi, — porte dans sa batterie 16 caronades de 32, sur le pont 8 caronades de 11 et 2 canons longs de 6. Son équipage se compose de 121 hommes ; son capitaine est le commander Henry