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de l’arrière brassées en ralingue, firent brusquement pivoter la frégate sur elle-même et amenèrent l’ennemi par son travers. La position fut habilement gardée jusqu’au moment où la frégate anglaise se trouva réduite.

Bouvet n’usa jamais de beaucoup de finesses : le ministre Decrès l’étonna fort, quand il lui demanda le secret de sa tactique. Le calme, le sang-froid, la résolution, un coup d’œil rapide, lui donnèrent en toute occasion l’avantage. Le capitaine Corbett semble, au premier abord, avoir appartenu à la même école. Bouvet, toutefois, — nous en avons pour garans ses nombreuses croisières si bien racontées par lui-même et par son biographe, M. Eugène Fabre[1], — n’eût pas commis la faute de se précipiter en avant, sans attendre la division qui le suivait. L’english pluck fut ici de l’étourderie. Le commodore Rowley, en effet, n’était pas éloigné : il arrivait avec une escadre improvisée par son industrie : avec sa frégate la Boadicée d’abord, puis avec la corvette l’Otter de 28 canons, le brick le Staunch de 16 et un vaisseau de la compagnie, le Windham, repris sur les Française ! armé en guerre. La conduite de Corbett ne saurait trouver son excuse que dans la présomption générale qui, en ce moment, aveuglait les Anglais. L’impétuosité à la Nelson et à la Cochrane leur avait toujours réussi dans les mers d’Europe : ils crurent qu’il en serait de même dans les mers de l’Inde. Comme si des vaisseaux attaqués à la sortie du port et des vaisseaux aguerris par une traversée de trois mois pouvaient se comparer ! C’est ainsi qu’ils se firent détruire au Grand-Port et qu’ils perdirent, dans la plus sanglante affaire qu’on eût jamais vue, leur cinquième frégate, l’Africaine.

Rowley fit son apparition sur le champ de bataille, quand tout était terminé depuis plus d’une heure. « Il promena, dit le capitaine Bouvet, ses regards sur le spectacle que nous avions l’honneur de lui présenter : son avant-garde démâtée au ras des ponts, la mer couverte de cadavres et de débris, et les frégates de Sa Majesté Impériale en ligne de bataille. Le commodore prit le parti de se replier sur les forces qui lui restaient en arrière. » N’est-ce pas ainsi qu’en pareille occasion aurait agi Fabius ? Le succès justifia la temporisation du commodore Rowley : il n’est rien de tel que le succès pour ranger à son avis les historiens. Rowley n’eut pas besoin de tirer un seul coup de canon pour rentrer en possession de l’Africaine. A la vue de la division anglaise, ralliée, naviguant en ordre compact, Bouvet dut se résigner à faire l’abandon de la prise à

  1. Voyages et combats, par Eugène Fabre, 1888 ; Paris, Berger-Levrault et Co éditeurs.