Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/112

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son banc de quart. Le vainqueur du Grand-Port en gardera la profonde cicatrice toute sa vie. J’ai entendu raconter, — car j’eus la bonne fortune d’approcher, quand j’étais encore un enfant, les acteurs de ce drame héroïque, — j’ai entendu raconter, dis-je, que, dans le désordre produit par un incident si funeste, peu s’en fallut qu’on ne jetât le corps mutilé du commandant de la Bellone à la mer. Semblable précipitation se rencontre souvent dans le feu de la bataille. Je pourrais citer telle dunette qui, le 17 octobre 1854, devant Sébastopol, fut dégagée de cette brusque façon. L’enseigne de vaisseau Vigoureux étendit un pavillon de signaux sur le corps du glorieux blessé qui ne donnait plus signe de vie et prit soin de le faire transporter, inconnu, caché à tous les yeux, au poste des blessés. Dans la batterie, les canonniers ne soupçonnèrent rien de ce qui se passait sur le pont : le feu ne se ralentit pas un instant.

Bouvet cependant a été prévenu : il confie la Minerve à son second, le lieutenant de vaisseau Roussin, et vient prendre, avec le commandement de la Bellone, la direction générale du combat. Collingwood a remplacé Nelson. L’amiral Roussin se rappelait encore, en 18Ù7, les démêlés qui suivirent le triomphe éclatant du 23 août 1810 : j’ai appris de sa bouche les prétentions des officiers de la Minerve, les répliques indignées des officiers de la Bellone, chacun revendiquant pour son chef l’honneur de la journée. Comme s’il n’y avait pas dans un pareil fait d’armes assez de gloire pour tous, assez de lauriers pour les uns et pour les autres ! Des duels insensés faillirent avoir lieu. Le débarquement des Anglais sur les côtes de l’île détourna heureusement les esprits échauffés de cette misérable querelle. Nous retrouvons là un des fâcheux côtés de notre humeur nationale. Il y aurait en beaucoup à dire, beaucoup à récriminer après la bataille de Trafalgar. Les Anglais songèrent-ils à diminuer l’éclat de leur triomphe, en faisant le procès à quelques capitaines attardés, en discutant les mérites du héros qui montait le Victory et du commandant en sous-ordre appelé par la balle du Redoutable à compléter notre défaite ? Le capitaine Duperré fût-il mort sur le coup, que c’est encore sur son cercueil qu’il eût fallu déposer les drapeaux anglais. Le commandement en chef répond de tout : vous lui attribuez de trop grandes responsabilités pour avoir le droit de lui disputer la conquête, n’eût-il fait que donner le signal de la charge.

Je rappelais tout à l’heure le nom de Collingwood. Quelle que soit mon admiration, — oserai-je dire ma sympathie instinctive ? — pour ce sage et vertueux grand homme, je crois qu’il eût été heureux pour l’Angleterre que, le jour où Nelson fut frappé, son successeur s’appelât Bouvet : la victoire eût été poursuivie plus