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projet de donner la croix de la Légion d’honneur à Talma, lui, Napoléon, il eut peur ! Il fit banqueroute à son système « de mêler tous les genres de mérite et de rendre une seule et même récompense universelle. » Timidement, il risqua d’abord une épreuve : il envoya la Couronne de fer à Crescentini. Après cette reconnaissance, il se tint coi. « Eh bien ! s’écriait-il à Sainte-Hélène, voyez pourtant quel est l’empire de l’opinion et sa nature ! je distribuais des sceptres à mon gré, l’on s’empressait de venir se courber devant eux, et je n’aurais pas eu le pouvoir de donner avec succès un simple ruban. »

Ce n’est pas pour les acteurs que Louis XVIII fonda l’ordre du Lys; en rétablissant celui de Saint-Michel, il ne parut pas se souvenir que Mlle Quinault et la Saint-Huberty en eussent porté la coquette écharpe noire. Le clergé, de son côté, ne pensa pas que le roi fût revenu pour recommander les comédiens à sa bienveillance : il fut surpris, à coup sûr, le jour des funérailles de Mlle Raucourt, lorsque le spirituel monarque, au bruit de l’émeute, envoya son aumônier à Saint-Roch pour suppléer le curé. La paix des rues vaut bien une messe! Par la suite, cependant, on prit d’autres moyens de l’assurer: en 1824, un mort de la Porte-Saint-Martin, refusé par le curé de Saint-Laurent, fut conduit au cimetière par des gendarmes, sabre au clair. Pour être juste, avouons que, pendant la dernière maladie de Talma, M. de Quélen, archevêque de Paris, se présenta trois fois chez le tragédien. « Ah! s’écria celui-ci, que je suis touché de son souvenir; je l’ai connu autrefois chez la princesse de Wagram ; c’est un bien digne homme. » Mais plutôt que de le recevoir, comme il comptait guérir, le mourant fit cette réponse : « Ah! non, j’irai le voir, ma première visite sera pour lui. » Sa première sortie fut pour aller tout droit au cimetière. Ses obsèques, d’ailleurs, furent magnifiques, au moins pour ce temps-là: nous serions aujourd’hui plus difficiles, si Dieu nous retirait, dans ces conditions, un illustre acteur; nous avons eu, après une démarche de Mgr Guibert, aussi délicate et aussi vaine que celle de son devancier, les funérailles incomparables de Victor Hugo.

Quant aux choses profanes, le régime des comédiens sous ce gouvernement n’était pas meilleur qu’en matière de religion. Un décret du 14 décembre 1816 avait rendu le Théâtre-Français aux gentilshommes de la chambre; leur autorité arbitraire, en dépit de la charte, pouvait infliger la peine des arrêts aux pensionnaires et sociétaires. Les comédiens, par le même décret, avaient perdu les droits civils et politiques à eux attribués par la Révolution; et, s’ils étaient gardes nationaux, ils ne pouvaient plus s’élever au-dessus du grade de sous-officier. L’un d’eux, en 1817, fut l’objet d’une pire vexation: pour avoir refusé de réintégrer la maison de Molière, alors que le comité avait révoqué son congé, il fut arrêté, enfermé à la préfecture de police. Il est vrai que le duc de Duras n’agit avec tant de rigueur