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existence terrestre : elle éprouverait les émotions, les passions de jadis, et tout ce qui avait pu taire l’intérêt et le charme de sa vie. Elle se mouvrait au milieu des visions qui, de son vivant, avaient rempli sa mémoire, dans le cadre de ses habitudes anciennes, et les journées se suivraient indéfiniment, faites de la substance de son existence passée et n’apportant rien qu’elle n’eût connu autrefois. Mais tous ses sentimens, toutes ses sensations seraient adoucis, tempérés, transposés pour ainsi dire, et adaptés à une sensibilité plus délicate et moins puissante; elle revivrait sa vie mortelle comme parfois nous vivons dans le souvenir, comme toujours, à quelque degré et inconsciemment, nous vivons de la vie du passé.

D’ailleurs, dans les premiers temps, pendant plusieurs années, sans doute, elle ne serait pas abandonnée des vivans ; elle resterait en relations avec eux : ils lui feraient des offrandes ; à dates fixes, ils lui rendraient visite, et, par l’intermédiaire de ses parens, de ses amis, elle continuerait de participer à la vie d’en haut.

Chaque année, au vingt-troisième jour de la deuxième lune, qui est le jour de la fête des Morts, ils viendraient arracher les herbes autour de sa tombe, remettre quelques pelletées de glaise sur son cercueil et y réciter des prières. Elle leur apparaîtrait comme un rêve qui aurait pris corps, comme une haleine visible ; ils sentiraient sa présence secrète, et ceux qui l’avaient aimée sur terre croiraient entendre palpiter encore son âme émue. Elle aurait ainsi avec eux de longs entretiens muets, des conversations sans voix, d’imperceptibles sourires où s’affirmeraient les parentés du cœur et les promesses de souvenir. Puis, dans la maison de sa famille, il lui serait offert un repas funéraire, composé de poissons, de gâteaux de riz, de viandes bouillies, de fruits, de thé et d’eau-de-vie de grains. On allumerait des cierges, on placerait des fleurs printanières dans les grands vases de bronze de l’autel domestique, on brûlerait les baguettes parfumées du Thibet et des papiers d’or et d’argent.

Alors, elle viendrait prendre place au festin, elle se réjouirait de la vue des mets, se nourrirait du parfum des plats, de l’arôme des fruits et du thé, de la vapeur alcoolisée des vins, de la senteur des fleurs ; — Elle recueillerait la fumée du papier d’argent et d’or, puis elle se retirerait silencieuse, et ses hôtes consommeraient la partie substantielle et réelle du repas.

Cependant, après plusieurs années écoulées, après plusieurs générations disparues, les honneurs qu’elle recevrait se feraient plus rares, moins personnels, et l’existence terrestre ne serait plus pour elle qu’un souvenir effacé. Sa vie d’outre-tombe deviendrait plus vague et plus confuse.