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feuilles d’acorus avaient été placées par les parens et les amis, afin de conjurer les mauvais esprits.

... Maintenant, parvenu à un endroit où les tombes étaient plus clairsemées, le cortège s’arrêtait : on posait le catafalque à terre, et tous les assistans formaient cercle autour.

Alors commença la cérémonie dernière des funérailles : aucune fosse n’avait été creusée, car, suivant l’usage pratiqué dans la Chine du nord, le cercueil allait être simplement laissé sur le sol et recouvert d’une très mince couche de terre. L’épaisseur de la bière et l’ajustage exact de ses ais mastiqués empêcheraient les odeurs de la putréfaction de se répandre au dehors.

D’abord les parens et les femmes vinrent tour à tour se prosterner devant le cercueil et faire à l’âme de la morte les trois saluts rituels, tandis que les prêtres bouddhistes psalmodiaient toujours, mais sur un ton plus haut et dans un rythme moins lent, leurs litanies funèbres entrecoupées de l’éternelle invocation : Om mani padmé houm ! « Salut, perle divine enfermée dans le lotus ! » Puis, on alluma des baguettes d’encens, de benjoin et de musc, dont le parfum tiède se répandit en nuages bleuâtres dans l’air glacé.

En présence de ce paysage d’hiver, de cette nature ingrate, pauvre, dure à l’homme, cette cérémonie bouddhique faisait un étrange effet. Je pensais aux lieux où la doctrine de Çakya Mouni a pris naissance et d’où elle paraissait ne devoir jamais sortir, tant elle semble faite pour ce cadre gigantesque de l’Inde, pour les races rêveuses qui en habitent le sol, pour les castes qui y vivaient opprimées. Sous ce climat où la flore et la faune sont exubérantes de sève et de vie, où l’homme se sent accablé par la toute-puissance de la nature, où pesait jadis sur des races entières la plus lourde des oppressions sociales, la religion bouddhique était bien la seule qui pût satisfaire aux besoins d’âmes excédées de souffrance, aux exigences d’imaginations éperdues d’infini et passionnées d’idéal. Par quelle singulière destinée fallait-il que les beaux songes mystiques créés sur les bords du Gange par le divin Çakya Mouni disparussent ainsi du pays où ils avaient été évoqués, et que la doctrine libératrice qu’ils avaient inspirée vînt se développer en Chine, au sein d’un peuple dont l’esprit et le tempérament se refusaient à en comprendre le symbolisme élevé, et qui devait peu à peu la transformer, en diminuer le caractère, la rabaisser à de vulgaires pratiques d’idolâtrie, à de vagues superstitions?

... Mais, tout d’un coup, une grande flamme s’éleva: on mettait le feu à la maisonnette et aux robes de papier, aux charrettes de carton, à la petite chaise à porteurs et à tous les menus objets ou simulacres d’objets qu’on avait apportés sur des brancards. Cette