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sur place, croit-on que les négocians les initieront à leurs affaires privées et leur en dévoileront le mécanisme et les secrets ? Aussi les rapports que nous lisons à l’Officiel sont tels qu’un touriste observateur en pourrait faire de semblables. Ils n’ont dans la pratique aucune utilité et ne suscitent aucune entreprise.

L’esprit « d’individualisme, » qui a triomphé lors de la révolution française, n’a trouvé depuis cent ans aucun correctif. Il a eu au contraire pour conséquences, d’une part, la liberté du négoce, entravée uniquement par les droits à payer, les impôts, les frais de transport et les faux frais ; d’autre part, la séparation des affaires politiques et des intérêts commerciaux. Quand le conseil des ministres discute le budget du commerce, le ministre des affaires étrangères se retire ; cela ne le regarde pas ! Le partage du pouvoir est favorable à la liberté et rend plus difficiles les usurpations. Mais n’y a-t-il donc aucun moyen de créer des délibérations en commun pour les choses pratiques, comme on en a pour les questions de majorité ou de minorité dans les chambres ? Ne serait-il pas utile d’étudier nos anciennes institutions royales, celles du Levant surtout, qui offraient une unité d’organisation tout à fait pratique ? Quand on les aurait étudiées et comprises, ne serait-il pas temps d’en tirer tout ce qui peut être en harmonie avec les idées modernes ? Ceux qui ont habité le Levant ou qui l’habitent savent que les Allemands, les Anglais, les Grecs et d’autres forment dans chaque Échelle autant de colonies compactes dont les membres se connaissent, se soutiennent entre eux. Si par une organisation convenable, par l’action gouvernementale, par la réduction des frais de transport, la diminution des courtages, la création d’établissemens industriels et d’exploitations agricoles, nous faisions sentir aux Orientaux que nous sommes un peuple et non des unités dispersées, nous reprendrions peut-être dans le Levant le rang que nous avons perdu.

Nous ne devons pas nous faire d’illusions : quand notre dernier négociant aura été expulsé du Levant par un concurrent étranger, notre présence sous la forme de consuls ou d’ambassadeurs n’aura plus de raison d’être, et nous pourrons nous retirer. Ce sera une économie au budget, qui a tant besoin d’économies. Mais si nous voulons faire le nécessaire pour être quelque chose dans le monde, nous ne ferions pas mal de chercher dès aujourd’hui, hors de nos politiques, parmi les inconnus, s’il ne se cacherait pas quelque Colbert.


ÉMILE BURNOUF.