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ses habitans et obligée de les envoyer chercher fortune ailleurs. On a tort. La pauvreté n’apprête point à rire, et l’émigration n’est nullement blâmable, quand elle est nécessitée par le besoin de vivre. Mais ce qui est mauvais en soi, c’est qu’une grande nation comme la France laisse tomber son commerce de 42 à 3 pour 100 en cinquante années, et que son peuple, auquel le pouvoir appartient, défasse l’œuvre accomplie par ses anciens rois ; il leur est donc inférieur en intelligence ou en bonne volonté? Visiblement, notre décadence dans le Levant date de 1789. Les guerres de la révolution et de l’empire, absorbant alors toutes les forces et les ressources nationales, ont troublé ou détruit nos relations en Orient. La bataille navale d’Aboukir a fait plus de mal au commerce français que toutes les victoires de Napoléon ne lui ont fait de bien. Les grandes maisons que nous avions dans le Levant ont été ruinées ; les nations ont péri et n’ont plus reparu. La restauration acheva la perte de notre négoce par un tarif insensé que signa le roi Louis XVIII ; ce tarif d’entrée dans les ports ottomans imposait aux produits français un droit cinq fois plus fort qu’à ceux des autres pays. La bataille de Navarin, en 1827, releva un peu notre prestige en Orient, mais non notre commerce. Pendant ce temps, les autres nations prirent notre place, que nous n’avons pu recouvrer, ni sérieusement tenté de reconquérir.

A l’heure présente, nous n’avons dans le Levant aucune politique commerciale, je dirai même aucune tenue. Nos marchands y sont cosmopolites, comme on l’est à l’avenue de l’Opéra et dans les grands magasins dits de nouveautés. La moitié de ces nouveautés vient d’Angleterre ou d’Allemagne, de Belgique, ou de Suisse, ou d’Autriche. Nos nationaux n’ont dans le Levant aucune unité sociale ; les uns sont des gens de science et des libres penseurs venus à la suite de MM. Dussaud ou restés après les travaux du canal de Suez ; les autres ont fait leur éducation chez les pères que la république protège et qui ont leur chef à Rome. Ces deux groupes sont eux-mêmes composés d’unités sans cohésion et d’inégale valeur à tous les points de vue. Il n’y a plus rien qui rappelle les nations d’autrefois, nulle action d’ensemble, point d’assemblées où se discutent les intérêts communs, point d’organisation, pas de relations communes avec la mère patrie, avec ses grands centres industriels, avec l’état. On a essayé, dans ces derniers temps, de donner aux consuls une couleur commerciale; mais c’est une puérilité, puisque en même temps on unifiait la carrière consulaire et la carrière diplomatique. Ces consuls, gens d’ailleurs fort honorables, n’ont sur le commerce que des notions théoriques, puisqu’ils ont fait leur unique apprentissage dans les bureaux du ministère. Arrivés