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ceux-ci ne garantissent pas le succès de l’affaire et n’en gardent pas moins la provision, les agens ottomans reçoivent la prime avant de faire aucune démarche, et n’assurent pas que la démarche une fois faite réussira. En effet, pour l’acte légal le plus simple, il ne suffit presque jamais de s’adresser aux autorités inférieures; celles-ci n’ont pas le pouvoir de décider ; elles ne sont qu’un échelon pour monter à une autorité supérieure, qui ne se dérange pas sans motif palpable de sa quiétude. De degré en degré, on parvient jusqu’au vali, ou préfet-gouverneur de la province, qui examine l’affaire, se déclare incompétent et transmet le dossier à Constantinople. Là, nouveaux personnages, nouvelles démarches et nouveaux frais. Vous vous impatientez, parce que vous êtes un homme d’occident et que vous ne connaissez pas la placidité musulmane; vous persistez cependant et vous attendez ; au bout de quelques semaines, vous apprenez enfin que votre dossier s’est égaré et qu’on ne le retrouve plus.

Il est donc bien difficile de s’établir dans le Levant comme propriétaire, agriculteur ou usinier. La loi de 1868 est en vigueur, théoriquement ; la pratique la rend stérile. Il ne faut pas attendre qu’avec sa bonne volonté idéale, le gouvernement central fera quelque chose pour aider les étrangers à s’établir; il ne le peut ni ne le veut, parce que le caractère musulman répugne à toute action du dehors. Sans aucun doute, le progrès de la culture, son extension, la création de manufactures et d’industries locales, l’exploitation des forêts, des carrières et des mines, la construction de grands chemins de fer et de canaux avec des services de transport, feraient affluer l’or dans les caisses du sultan. Mais ces améliorations ne seront jamais faites, ni par l’administration musulmane, ni par les gens du pays ; elles ne pourront l’être que par des étrangers. Seulement, les obstacles amoncelés par les mœurs du pays et par la pratique des lois sont si grands qu’un capitaliste étranger hésite et renonce à les affronter. Quelques-uns ont tenté d’installer des usines dans le Levant, mais toujours près de la mer; aucun n’a osé pénétrer dans l’intérieur, où il n’eût trouvé ni moyens de transport autres que des chameaux, ni gens capables de le seconder. C’est pourquoi, et tout le monde en fait la remarque, la plupart de ceux qui vont dans ces contrées pour y créer des industries sont des gens sans consistance, des chercheurs d’affaires qui n’ont point de capitaux derrière eux.

L’histoire des quais de Smyrne est la démonstration de ce que chacun dit. Ces quais sont la seule grande œuvre qui ait été faite jusqu’à présent en Asie-Mineure; c’est une œuvre magnifique, due à la hardiesse, à la persévérance, dirai-je à la foi de deux Français,