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deux siècles ou même davantage dans le passé. En Turquie, on les désigne sous le nom général de Francs ; en France, on les appelle Levantins. Les descendans de ces familles jouissent souvent d’une situation à la fois avantageuse et singulière : comme soumis aux anciens traités, ils échappent à certaines obligations de la loi turque ; comme nés et domiciliés de longue date en Turquie, ils sont soustraits aux charges que la mère patrie leur imposerait s’ils vivaient sur son sol. En général, ils tiennent médiocrement à leur pays d’origine et à sa prospérité. Catholiques pour la plupart, ils n’ont aucun amour pour l’empire ottoman, qui est le règne des infidèles. Pieux ou simulant la piété, soit par tradition, soit par intérêt, c’est à Rome avant tout qu’ils se rattachent : pour cette raison, ils vivent à l’égard des Grecs et des Turcs dans une défiance réciproque, craignant d’autre part que les lois de la mère patrie ne leur soient quelque jour appliquées. Dans la seule ville de Smyrne, le nombre des Francs s’élève, paraît-il, à 10,000.

Ces renseignemens, dont tout voyageur peut constater l’exactitude, sont nécessaires à toute personne qui voudrait nouer des relations d’affaires avec l’Anatolie, car elle doit avant tout prendre connaissance du milieu où elle aurait à se mouvoir. Il est à remarquer que ces groupes de populations, d’origine, de religion et de mœurs différentes, fraient peu les uns avec les autres; ils forment en quelque sorte autant de sociétés juxtaposées qui, avec le temps, se sont installées autour de certains centres et pour des causes assez apparentes. Dans les villes, chacune de ces sociétés habite un quartier à elle. Prenons pour exemple la ville capitale du Levant, Smyrne, telle qu’elle est encore, malgré ses quatre kilomètres de quai et le chemin de fer qui les parcourt. Le premier quartier qu’on aborde au fond de la baie est le quartier franc, appelé à tort par quelques-uns français. C’est à peu près le seul qui soit visité par les voyageurs, et comme il a été construit par d’anciens négocians venus de France, il a conservé l’aspect des quartiers commerçans de nos anciennes villes. Il est à peu près horizontal et parait établi sur des alluvions modernes. En se fixant sur ce rivage, les marchands venus d’Occident se mettaient le plus près possible des navires qui leur apportaient ou leur prenaient des marchandises. Depuis la conquête musulmane, la population grecque, opprimée, avait été refoulée derrière les Francs; le quartier grec se trouva ainsi caché par le quartier français, et parut relégué ou couvert par ce dernier. Les Arméniens, qui tenaient depuis des temps fort anciens le commerce intérieur de l’Asie, s’étaient installés plus loin encore vers l’est, à une petite distance du fleuve Mélès. Ce cours d’eau est hors de la ville; il s’en éloigne vers le nord-est,