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des conseils, si l’indifférence et l’abstention des classes supérieures les ont fait déchoir, à qui la faute? Des gens plus instruits, plus ferrés en histoire, seraient-ils de force à traiter une question de voirie? C’est très contestable. Enfin, si l’exemple du voisin peut nous consoler, voici ce qu’un publiciste bien informé dit des municipalités anglaises : l’oligarchie des boutiquiers est là-bas plus tyrannique que chez nous. « l’administration communale échappe aux plus capables, pour aller aux gens de petit commerce et de petite industrie. » On se plaint « de leur domination égoïste et mesquine[1]. » Après tout, les nôtres, avec leurs prétentions philosophiques et leur jargon valent peut-être encore mieux : je ne sais si un faux idéal n’est pas encore préférable à un égoïsme bien plat.

Comme on le voit, ces parlemens au petit pied ont beaucoup d’imperfections. Mais, loin d’en faire la satire, je n’hésite pas à signaler dans leur agitation parfois stérile des symptômes de progrès ou de résurrection. Socrate faisait trois parts de l’homme : la plus basse pour l’instinct et pour les appétits brutaux ; la plus haute pour l’intelligence pure ou la raison. Dans la région intermédiaire, il plaçait les passions. Ce sont les trois degrés par lesquels on s’élève dans la hiérarchie des êtres. Nos assemblées ont dépassé la période de l’indifférence brutale ; elles n’ont point encore atteint les hautes sphères de la raison sereine ; elles cherchent leur voie parmi le tumulte des velléités bonnes et mauvaises. Mais elles ont déjà le mouvement qui fait vivre. « j’avoue, disait Tocqueville dans un passage célèbre, qu’il est difficile d’indiquer d’une manière certaine le moyen de réveiller un peuple qui sommeille, pour lui donner les passions et les lumières qu’il n’a pas... » Les lumières nous manquent souvent, mais les passions fourmillent. Nulle part, même dans la plus petite commune, je n’ai rencontré en France « cette espèce de colon » dont parle encore Tocqueville, « indifférent à la destinée du lieu qu’il habite, et que la fortune de son village, la police de sa rue, le sort de son église, ne touchent point; qui pense que toutes ces choses ne le regardent en aucune façon, et qu’elles appartiennent à un étranger puissant qu’on appelle le gouvernement[2]. » j’ai vu, au contraire, des hommes qui défendaient âprement leurs intérêts locaux, d’autres qui mêlaient des idées mal digérées au désir de bien faire, presque tous aussi tenaces dans leurs résolutions qu’inhabiles à les formuler.

Une loi récente, celle du 5 avril 1884, a débarrassé les conseils

  1. Bulletin de la Société de législation, 1881. — Communication de M. Dehaye.
  2. Tocqueville, Démocratie en Amérique, t. Ier, ch. V.