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Ils prennent les paroles pour des actes et les violences pour des raisons. Il est incontestable, d’ailleurs, que, dans les grandes villes, l’éducation des conseils est plus avancée ; non pas que les discours y soient toujours plus sensés : il se débite là autant d’énormités qu’ailleurs ; — non pas que le personnel en soit beaucoup plus relevé: on retrouve dans ces conseils, avec un peu plus de variété, les mêmes figures démocratiques : brasseurs à tête flamande, solidement ancrés dans les formules révolutionnaires comme dans un dogme; détaillans inquiets et phraseurs; philosophes de laboratoire ou d’arrière-boutique ; avocats retors et ambitieux ; avoués en retraite, exacts et méticuleux ; médecins portant gaîment leur matérialisme professionnel ; industriels parvenus et avides de popularité. Tous ces gens-là revotent volontiers la carmagnole, invoquent Robespierre à propos d’une question d’abattoir, et donnent hautement la préférence à 1793, qu’ils connaissent fort mal, sur 1789, qu’ils ne connaissent pas du tout. Mais déjà ils ont appris à distinguer entre la politique et les affaires : dans le domaine de l’idéal, intransigeans jusqu’à la férocité; dans la pratique, administrateurs avisés et prudens. Leurs fameux principes sont rangés à part, dans une armoire spéciale : on les sort pour les grandes occasions. Telles ces reliques de la révolution, étiquetées, époussetées avec soin, orgueil de l’hôtel de ville : un gigantesque bonnet phrygien en métal qui surmontait jadis la hampe du drapeau municipal ; un almanach républicain avec l’indication des « sans-culottides: » une pierre de la Bastille, dans laquelle un ancien prisonnier (?) a taillé l’image de la forteresse; un buste de Marat, « l’ami du peuple » et quelques-unes de ses précieuses productions littéraires. Des générations de petits bourgeois se sont transmis ce dépôt sacré, auquel ils paient le tribut d’une naïve admiration. Leur esprit d’indépendance, qui, jadis, se serait appuyé sur de vieilles chartes, s’accroche aujourd’hui à la légende révolutionnaire. Quelquefois même, dans ce culte bizarre, ils mêlent étrangement les anciens dieux avec les nouveaux ; les armes de la ville, semées de trois fleurs de lis, avec les emblèmes les plus sanguinaires ; le portrait de Danton avec celui de Jacques Cœur ou de l’abbé Suger. C’est qu’ils ont avant tout la dévotion de leur ville. Leur panthéon est ouvert à toutes les gloires locales. Mais les mêmes hommes, dans la gestion des intérêts municipaux, apprennent tous les jours la patience et la lutte réglée. Dès 1837, on craignait que les préfets ne fussent pas de force à leur tenir tête. La ville, qui sait mieux que personne ses propres affaires, a des bureaux aussi bien stylés que ceux de la préfecture. Avec un peu d’entêtement, elle finit presque toujours par obtenir ce qu’elle veut. Quant à la composition