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pas faute de se moquer du prêtre, qu’il salue du nom de père et dont il baise dévotement la main. Dans son exagération même, cette distinction entre l’église et le prêtre fait honneur au sens spirituel du peuple : sa religion n’est point si grossière qu’elle lui fasse confondre l’église avec le pope. Pour le paysan, le pope est une sorte de tchinovnik spirituel, qui, de même que les autres fonctionnaires, prélève des redevances sur le pauvre monde. Il se reproduit, chez le peuple, le même phénomène dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique. Les ministres de Dieu ne lui inspirent guère plus de sympathie que les employés du tsar. Sa dévotion filiale au maître ne s’étend pas à ses représentans. Sur le paysan, le prêtre a peut-être moins d’empire qu’il n’en possède dans nos campagnes de France où, d’ordinaire, il en a si peu. Rien cependant ne lui interdit d’en acquérir un jour, car, par la religion, le pope est encore le seul qui ait prise sur le moujik.

Sur les hautes classes, le clergé n’a pas l’influence que lui donnent ailleurs l’éducation, les femmes, ou la politique. Nulle part l’église et ses ministres n’occupent moins de place dans ce qu’on appelle le monde. Le pope est tenu à distance de la maison seigneuriale et exclu de la société cultivée. Ce n’est pas dans les maisons russes qu’on aurait l’idée de réserver la place d’honneur aux ecclésiastiques. Le respect pour la religion s’y allie fort bien avec le dédain de la soutane. « Le prêtre, disait J. de Maistre, est employé comme une machine. On dirait que ses paroles sont une espèce d’opération mécanique qui efface les péchés comme le savon fait disparaître les souillures matérielles. » Même dans les familles qui se croient religieuses, il en est encore souvent ainsi. On requiert le pope à jour fixe, à peu près comme le blanchisseur, a dit M. E.-M. de Vogüé; ses offices payés, on se croit quitte envers lui.

Tenu à l’écart par les classes civilisées, qui diffèrent de lui par leur éducation, leurs manières, leurs idées; plus voisin du peuple par son genre de vie, mais déjà trop supérieur aux moujiks pour se rabaisser sans souffrances à leur niveau, le pope russe, le pope rural surtout, est isolé entre deux mondes, l’un au-dessus, l’autre au-dessous de lui, et se sent presque également étranger à l’un et à l’autre. Cet isolement social borne son horizon intellectuel. Retranché de la société cultivée, le pope ne peut rien apprendre que par les livres, et il n’a guère à sa portée que des traités de théologie ou des ouvrages surannés. La science, la connaissance du monde moderne, ne lui sont guère plus accessibles que la société.

L’une des causes et, en même temps, l’un des effets de cet isolement social, c’est qu’entre le clergé et les autres classes, il n’y a d’ordinaire ni liens de famille ni communauté d’origine. Sous ce