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ornemens sacrés et les images. Ces trésors appartiennent aux icônes et aux saints : les moines n’en sont que les gardiens ; ils peuvent vivre pauvres au milieu d’eux.

Jadis les couvens possédaient de vastes domaines : les terres et les villages s’étaient accumulés dans leurs mains, aussi bien que les pierres et les métaux précieux. Dans la sainte Russie comme partout, l’état dut de bonne heure chercher à contenir l’extension des biens de l’église. Les propriétés des monastères s’étaient démesurément agrandies à la faveur de la domination tatare ; l’autocratie moscovite s’en inquiéta dès le XVe et le XVIe siècles. En dépit de leur piété souvent bigote, les derniers princes de la maison de Rurik n’hésitèrent pas à mettre une borne à la mainmorte monastique. Ivan III avait déjà confisqué les biens des églises et des couvens du territoire de Novgorod. Ivan IV, au milieu de ses opritchniks et de son harem de la Slobode-Alexandra, avait beau mettre sa dévotion à parodier la vie religieuse, le Terrible se plaisait à réprimander les moines, les poursuivant de ses pédantesques sarcasmes, leur reprochant leur paresse, leur vie molle et déréglée, attribuant leurs vices à l’excès de leurs richesses. Sous son règne, le concile de 1573 fit défense aux monastères les plus opulens d’acquérir des terres nouvelles ; le concile de 1580 étendit cette interdiction à tous les couvens. Le clergé régulier et séculier, menacé dans sa fortune, recourut naturellement à ses armes spirituelles. A la liturgie furent ajoutés des anathèmes contre les spoliateurs de l’église. Dans un missel du diocèse de Rostof de 1642 se trouve, en marge de ces anathèmes, cette annotation à l’usage du protodiacre : « chante fort[1]. »

Ces solennelles imprécations lancées par la voix de tonnerre des diacres ne réussirent pas à conjurer la sécularisation. Le tsar Alexis retira aux moines l’administration de leurs terres ; Pierre le Grand s’adjugea le meilleur de leurs revenus ; Pierre III entreprit de séculariser tous les biens de l’église ; Catherine II ne les rendit au clergé que pour s’en faire concéder l’abandon par les autorités ecclésiastiques. Les biens incamérés par l’amie de Voltaire, en 1764, comprenaient 1 million d’âmes, les femmes non comprises, selon le système de dénombrement des serfs. Les deux tiers appartenaient aux moines : Troïtsa seul avait 120,000 paysans mâles. Solovetsk possédait presque toute la côte occidentale de la Mer-Blanche, avec des salines, des pêcheries et une flotte de cinquante voiliers. Aux couvens de tout ordre, la tsarine ne laissa que quelques terres sans serfs, des moulins, des prairies ou pâturages, des étangs pour la pêche, des bois pour le chauffage.

  1. Vozglasi velmi. — Rousskaia Starina, fév. 1880, p. 207.