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À la vérité, l’ancienne noblesse et une partie de la bourgeoisie voyaient les choses d’une autre façon. La noblesse, encore qu’une infinité de ses représentans se fût ralliée à l’empire, n’avait jamais complètement désarmé. Mais le faubourg Saint-Germain se contentait de faire la petite guerre, ayant des épigrammes pour tout projectile. Les beaux esprits disaient en jouant sur les mots, quand les journaux annonçaient « la dernière victoire de l’empereur : » — « Buvons à la dernière victoire de l’empereur ! » — C’était inoffensif. Les libéraux étaient plus dangereux, parce qu’ils étaient en nombre, et parce que beaucoup d’entre eux étaient dans les chambres et l’administration. Ces derniers avaient fait à l’empereur mille protestations de fidélité et de dévoûment lorsqu’il était le maître du monde. Quand l’ère des défaites fut ouverte, ils commencèrent à condamner la cruauté de son ambition, la folie de ses rêves, le despotisme de son gouvernement. Ils accusèrent ce sénat servile dont plusieurs étaient membres, cette représentation illusoire dont quelques-uns faisaient partie, cette administration tyrannique où plus d’un avait brillé, ce ministre de la police dont tous serraient la main, et qui, vingt-cinq ans après la révolution française, agissait comme M. de Sartines, expédiant des lettres de cachet, faisant mettre des livres au pilon, reléguant, bannissant et emprisonnant arbitrairement[1]. Cette irritation des libéraux, qui se manifesta avec force dans le rapport de Laine, était légitime ; la protestation n’en était pas moins tardive et inopportune. C’était deux ans plus tôt que les députés auraient dû faire entendre leurs censures et imposer leurs vœux. Alors, ils pouvaient empêcher l’agression ; désormais ils paralysaient la défense.

La prorogation du corps législatif (31 décembre 1813), la violente apostrophe de l’empereur aux députés dans leur audience de congé (1er janvier 1814), augmentèrent le mécontentement de la classe bourgeoise. Les députés restés à Paris ne cachèrent pas la cause de l’ajournement de la chambre ; ils répétèrent, en en exagérant les termes et les idées, la harangue de l’empereur. Il en fut de même en province, où nombre de députés retournèrent dans les premiers jours de janvier. À Bordeaux, à Marseille, dans plusieurs villes, Lainé, Raynouard, d’autres encore, firent circuler des copies manuscrites du fameux rapport. Les commentaires allaient leur

  1. On s’est, au reste, fort exagéré le nombre de ces exils et relégations arbitraires. L’état des individus exilés ou éloignés de la capitale, depuis 1804 jusqu’en 1814 inclus, s’élève en tout à 139, et les deux tiers d’entre eux, qualifiés « anciens révolutionnaires, » furent maintenus en exil ou en relégation par ordonnance de Monsieur, lieutenant-général du royaume, en date du 25 avril 1814. (Arch. nat., F. 7, 6,586.) — D’ailleurs, au point de vue absolu, le nombre ne fait rien à la chose.