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M. Taine, pour le mieux étudier, l’immobilise sur sa table, il l’abstrait de l’espace et du temps, il le ramasse tout entier comme en un point indivisible, et d’un être humain, réel et vivant, il finit par le transformer, si l’on peut ainsi dire, en une proposition ou en un théorème de psychologie physiologique. Mais je suis étonné qu’ayant tant fait jadis pour assimiler ou réduire la critique et l’histoire à l’histoire naturelle, et n’écrivant encore aujourd’hui que « pour les amateurs de zoologie murale et les naturalistes de l’esprit, » M. Taine, dans son Napoléon comme dans sa Révolution, ait semblé faire si peu de cat, de l’évolution, et qu’après Darwin et Hæckel il en demeure toujours à Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier. Car ici, par malheur, la conséquence en est que sa révolution et son Napoléon, fussent-ils vrais à tous autres égards, seraient encore faux, pour n’être pas successifs. Ce que Napoléon pouvait être à seize ans, il ne l’était plus à trente ou quarante ans; mais, consul ou empereur, il était devenu ce que n’était point l’écolier de Brienne; et, pour montrer d’un seul mot l’importance de la distinction, le Corse était devenu Français.

Ce n’est certes pas nous qui refuserons d’admettre avec M. Taine que nos rois « se sentaient chargés d’une vie plus longue et plus grande que leur propre vie ; » qu’ils « regardaient au-delà d’eux-mêmes aussi loin que leur vue pouvait porter; » qu’en dehors d’eux « il y avait pour eux une chose réelle, solide et d’importance supérieure, à savoir l’état. » Nous ajouterons même qu’ils ne le sentaient jamais si bien, tout au rebours de ce que l’on croit, que lorsqu’ils identifiaient, comme Henri IV ou comme Louis XIV, cette « chose réelle » avec eux. Mais, ils l’eussent voulu, qu’ils n’eussent pas pu s’en détacher; et Napoléon, devenu chef d’état, ne l’a pas pu ni voulu plus qu’eux. S’il était Corse encore à Brienne, un étranger parmi ses camarades; et dans la confusion révolutionnaire, à Toulon, à l’armée d’Italie, jusqu’en Égypte peut-être, s’il n’était « qu’un officier de fortune, qui ne songe qu’à son avancement,» il est devenu Français en même temps que la France devenait sienne, et son ambition a fini par se confondre avec un intérêt ultérieur et supérieur à elle-même, comme son amour-propre et son orgueil avec la gloire de sa seconde patrie. Ni le sentiment populaire, ni l’histoire ne s’y étaient mépris, ni surtout l’étranger, juge encore plus sûr de ce qu’un homme a fait pour la France, parce qu’il le mesure à la diminution de pouvoir qu’il en a ressentie. Et comme l’étranger, comme l’histoire, comme le sentiment populaire, M. Taine aussi l’aurait vu, si, moins préoccupé de retrouver dans Napoléon ses Piccinino et ses Malatesta; « aventuriers militaires, usurpateurs et fondateurs d’états viagers, » il eût seulement distingué les époques avec plus d’exactitude, et, puisqu’il faisait de l’histoire, s’il eût un peu plus respecté la chronologie.