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homme n’eut moins que Napoléon le sentiment du juste et de l’injuste, » M. Taine ait pu s’adresser à Merlin de Douai? Merlin, l’auteur du décret des suspects; Merlin, le policier qui a continué la Terreur, lui tout seul, jusqu’au 18 brumaire; Merlin, le plus inhumain enfin de ces « grands pourris, » de ces « habitués du pouvoir, » de ces «théoriciens despotiques et sans scrupules » que M. Taine lui-même, dans son précédent volume, avait flétris nominativement! Mais, après cela, il faut bien convenir que, pour en différer, la critique historique du prince Napoléon ne vaut pas beaucoup mieux que celle de M. Taine; que pour l’être d’une autre manière et dans un autre sens, elle n’est pas plus impartiale ni moins passionnée ; — et en voici la preuve.

Le prince Napoléon reproche à M. Taine d’avoir cité « huit fois » les Mémoires de Bourrienne, et, donnant cours à sa rancune, il en prend occasion pour déshonorer cruellement Bourrienne. A-t-il tort? a-t-il raison au fond? Je n’en sais rien, je n’en veux rien savoir, je n’ai pas besoin de le savoir, puisque je sais d’ailleurs que les Mémoires de Bourrienne sont à peine moins apocryphes que les Souvenirs de la marquise de Créqui, par exemple, ou que les Mémoires de M. d’Artagnan. Mais, si ces prétendus Mémoires ne sont pas effectivement de lui, que vient donc faire ici la personne de Bourrienne? et quand l’ancien secrétaire du premier consul, au lieu du concussionnaire éhonté que le prince Napoléon s’attarde inutilement à nous peindre, serait le plus honnête homme du monde, en serait-il plus digne de confiance, étant donné qu’il n’a rien écrit? il suffisait de dire que les Mémoires de Bourrienne sont de Villemarest, comme les Souvenirs de la marquise de Créqui sont de Courchamps, et comme les Mémoires de M. d’Artagnan sont de Courtilz de Sandras.

Après Bourrienne, c’est Mme de Rémusat que le prince Napoléon reproche à M. Taine de n’avoir pas citée moins de vingt et une fois, — il les a comptées, — et il se donne, à ce propos, le malicieux et naturel plaisir d’en appeler de Mme de Rémusat, dans ses Lettres, à Mme de Rémusat, dans ses Mémoires. Le tour est de bonne guerre, peut-être ; mais, quoi ! la question n’en a pas fait un pas. Car elle est de savoir si la vérité se trouve dans les Lettres, ou dans les Mémoires de Mme de Rémusat? Et il se peut qu’elle soit dans les Lettres, mais il se peut aussi qu’elle soit dans les Mémoires. Quand Mme de Rémusat écrivait ses Lettres, de 1802 à 1808, elle était encore sous le charme; quand elle a rédigé ses Mémoires, en 1818, elle n’y était plus; mais quelques sceptiques ne pourront-ils pas dire que c’est alors qu’elle a dû mieux voir, quand les écailles étaient tombées de ses yeux, quand le prestige n’opérait plus, quand le rêve impérial était évanoui? Que Mme de Rémusat eût changé de sentimens, on le savait, et, après tout, c’était son droit : l’empereur avait bien changé de conduite; mais ce