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qu’il me suffira de les évoquer pour retracer, aussi sûrement que si j’y avais assisté moi-même, les épisodes les plus mémorables de ces croisières de l’Inde où le pavillon français retrouva un instant son vieil éclat.

Pendant cette période toute remplie de hauts faits, deux noms, — on ne saurait le contester, — dominent de très haut tous les autres. Duperré et Bouvet sont vraiment hors de pair. La marine de Louis XVI n’a rien vu qui les surpasse. Il serait cependant injuste de vouer à l’oubli les combats des Linois, des Hamelin, des Bourayne, des Bergeret, des Motard. C’est surtout aujourd’hui du capitaine Motard, l’heureux commandant de la Sémillante, que je veux m’occuper, car Motard fut le maître de deux disciples, bien dignes de devenir des maîtres à leur tour. Pour égaler les Bouvet et les Duperré, il ne manqua peut-être au capitaine Motard, — c’était du moins l’opinion de l’amiral Roussin, — qu’un peu plus de persévérance. Je ne serais point étonné qu’il lui ait manqué aussi les admirables canonniers formés, sous le regard vigilant du commandant de la Bellone, par les soins assidus d’un officier dont l’amiral Baudin et l’amiral Roussin m’ont vanté à l’envi la capacité : le capitaine Mourgues de l’artillerie de marine.

J’entrais à l’école navale au mois d’octobre 1828 ; voici les règles de pointage que nous enseignait le vieux maître canonnier du vaisseau l’Orion : « Si vous vous trouvez à trois encablures de l’ennemi, — c’est-à-dire à 600 mètres environ, — visez en plein bois; en dedans de trois encablures, pointez dans l’eau; au-delà, dirigez votre ligne de mire vers la mâture. » La ligne de mire était alors pour nous le ras de métal ; en d’autres termes, la surface supérieure d’une bouche à feu renflée à la culasse, amincie à la volée. Quand on avait mis le ras de métal en ligne avec l’objet à battre, l’axe de la pièce se trouvait en réalité pointé au-dessus du but. Prolongé indéfiniment, cet axe eût, à 600 mètres, abouti plus haut que le point visé. Mais on sait qu’en s’échappant de la pièce, le boulet, sollicité par la pesanteur, s’abaisse graduellement vers le sol. Cet abaissement correspondait assez exactement, pour un canon tiré avec la charge au quart, à la quantité dont l’axe était surélevé : à trois encablures, la courbe décrite par le projectile venait couper la ligne de l’axe prolongé. Ce point d’intersection imaginaire s’appelait le but en blanc. Voilà pourquoi notre vieux maître canonnier nous recommandait, si nous jugions l’ennemi à cette distance, de viser directement sur le point que nous voulions atteindre. Etions-nous plus rapprochés, la chose lui semblait au fond de peu de conséquence : les boulets qui manqueraient la coque du navire auraient toujours la chance d’aller