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Ce fut au milieu des émotions de cette journée qu’on dut lui apprendre l’échec que le prince de Lorraine venait de subir en Bohême. Le mal eût été plus grand encore que, tout entière à la joie et à l’orgueil, elle en eût ressenti peu de trouble. Mais comme le messager qui apportait la nouvelle arrivait également nanti de ce qu’on avait pu sauver des effets et des papiers saisis sous la tente de Frédéric, ces indices matériels, qui semblaient ceux d’une victoire plutôt que d’une défaite, l’aidèrent à se faire une illusion qu’elle s’empressa de répandre autour d’elle. Il fut aussitôt convenu dans son entourage que l’engagement de Sohr avait tourné en définitive à la gloire et à l’avantage de l’Autriche ; et il fut même question de faire chanter un Te Deum. Ce fut François qui, se pénétrant de l’esprit de sa nouvelle dignité, fit remarquer que Francfort était une ville impériale et non autrichienne, et que, l’empire étant encore neutre, il ne convenait pas à son chef de faire célébrer la victoire d’un des membres du corps germanique sur un autre. L’impératrice dut donc se contenter du plaisir de parcourir une correspondance qui, n’étant pas faite pour passer sous ses yeux, ne pouvait manquer de l’intéresser.

Les pièces enlevées aux secrétaires de Frédéric étaient en mauvais état, lacérées, maculées, difficiles à lire : les pillards qui les avaient prises attachaient peu de prix à des paperasses dont ils n’auraient pas su faire usage. En rassemblant cependant les lambeaux épars et en les étudiant de près, on y fit de curieuses découvertes. La correspondance de Frédéric avec les ministres anglais apprit à Marie-Thérèse avec quel sans-gêne le cabinet de son bon allié George disposait d’elle et de ses provinces, et se vantait de la faire céder, quelque condition qu’on lui imposât, en lui refusant les subsides pour lui couper les vivres. — « En m’en parlant, disait le ministre de Bavière au résident Blondel, elle pleurait encore de colère. » — On vit aussi que Frédéric, dans ce dialogue édifiant, n’en prenait pas lui-même moins à son aise avec son allié de France. Il y avait, entre autres, une instruction envoyée à son ministre en Hollande, afin de lui apprendre à masquer la convention de Hanovre, si l’abbé de La Ville en avait le soupçon, qui parut un chef-d’œuvre inappréciable d’astuce et d’effronterie[1].

  1. Blondel à d’Argenson, 19 octobre 1745 : « La reine, dit-il, a trouvé dans la cassette qui a été prise au roi de Prusse à l’action du 30 plusieurs papiers de correspondance d’Angleterre avec ce prince par laquelle elle a lieu de se convaincre que l’Angleterre ne se fait aucun scrupule de la sacrifier. (M. le ministre de Bavière) m’a assuré que la reine de Hongrie lui en avait parlé les larmes à l’œil. » — Chavigny à d’Argenson, 2 novembre 1745 : « Parmi les pièces enlevées au roi de Prusse que Bartenstein a montrées, il y a une minute d’une longue lettre que ce prince aurait écrite à son résident en Hollande et dans laquelle il l’aurait instruit avec beaucoup de force sur le langage qu’il devait tenir à l’abbé de La Ville pour masquer la négociation de Hanovre. » (Correspondances d’Allemagne et de Bavière. — Ministère des affaires étrangères. — Charles de Lorraine à l’empereur, 4 octobre : « Si ces papiers, par malheur, n’étaient pas tombés entre les mains des hussards, nous en aurions bien davantage ; mais la plus grande partie a été perdue. Comme vous le savez bien, les houzards se soucient très peu des papiers ; ils les ont pillés et déchirés. » (D’Arneth, t. III, p. 434. — Erizzo, ambassadeur de Venise, 27 novembre 1745.)