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ennemi qui a déjà formé sa bataille. Mon armée avait à faire un quart de conversion par la droite pour changer entièrement son front et en présenter un qui fût parallèle à celui des Autrichiens. Cette manœuvre délicate se fit avec un ordre et une célérité inconcevables, avec cette différence des deux armées que celle des ennemis avait trois lignes de profondeur et que la mienne n’en avait qu’une. Le terrain qui me restait m’obligeait de me déployer sous le feu de deux batteries de canon, chacune de quatorze pièces, qui tiraient en écharpe : les ennemis jetèrent même nombre de grenades royales dans ma cavalerie ; mais rien ne décontenança les soldats, aucun cavalier ne quitta son rang, et malgré toute la diligence qu’on put employer, mes troupes soutinrent la canonnade pendant une grosse demi- heure[1]. »

L’effet de cet admirable changement de front, si bien opéré sur place et plus tard si bien décrit, fut plus grand qu’on ne pouvait s’y attendre. A peine la manœuvre était-elle accomplie, que la cavalerie prussienne fut lancée à fond de train sur la gauche des lignes autrichiennes, qui ne se trouvèrent nullement préparées à ce retour imprévu. Le terrain où elles avaient fait halte était trop étroit pour leur permettre de se déployer, et de plus adossé à un fossé profond ; le premier choc en les faisant reculer les y précipita, la première ligne poussant la seconde, qui à son tour culbuta sur la troisième. Ce fut une vraie déroute. Par une opération alors analogue à celle qu’il avait déjà faite avec succès à Friedberg, Frédéric, tranquille de ce côté, reporta en hâte toutes ses forces sur la droite, retrouvant ainsi sur ce point, sinon l’avantage, au moins l’égalité numérique. Là aussi, la surprise et la confusion firent leur effet, et tout céda devant la savante impétuosité que Frédéric, présent de sa personne, savait imprimer aux mouvemens qu’il commandait.

A la vérité, comme il poussait les fuyards l’épée dans les reins jusqu’au village de Sohr, on vint l’avertir que son camp était envahi et livré au pillage. C’était la cavalerie hongroise, destinée, dans le plan du prince de Lorraine, à inquiéter la retraite des Prussiens, qui, ne les voyant pas venir, avait pénétré dans les campemens occupés par eux la nuit précédente. Trouvant les tentes prussiennes sans défense, ils passaient leur temps à les mettre à sac et faisaient main

  1. Frédéric, Histoire de mon temps, ch. VII. — Je cite ce passage d’après le premier texte resté inédit, comme je l’ai rapporté, jusqu’en 1879. Le second texte qui figure dans toutes les œuvres de Frédéric est un peu différent. Je préfère en général, quand la chose est possible, citer le premier manuscrit, rédigé à une époque plus rapprochée des faits et donnant, par là même, mieux l’idée de l’état d’esprit de l’auteur dans cette première époque de sa vie.