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qu’il ne l’avait prévue. Il eût été d’une importance capitale d’avancer et peut-être de conclure l’affaire dans le délai de six semaines accordé à l’Autriche et à la Saxe, pour donner leur adhésion aux préliminaires de Hanovre, et durant lequel l’armée prussienne ne pouvait faire aucun acte d’hostilité. Condamné ainsi à attendre, dans l’immobilité, des adhésions qui n’arrivaient pas, la situation de Frédéric allait devenir gauche et presque ridicule. Il avait menacé la Saxe de son courroux si elle ne s’humiliait pas à un jour fixé : le jour passait et l’effet ne suivait pas la menace. Il avait annoncé avec une présomption indiscrète une convention mystérieuse suivie d’un armistice : il restait seul dans l’attitude du soldat au repos, tandis que, dans le camp opposé, on se préparait ouvertement à l’attaquer. Tous les regards étaient donc tournés vers lui pour lui demander le mot de cette énigme ; et le plus difficile n’était pas de se dérober aux interrogations, pourtant assez pressantes, des agens français ; il en était quitte pour tourner le dos à Valori et faire dire par Podewils, au secrétaire d’ambassade resté à Berlin, que s’il épargnait encore la Saxe, c’était parce qu’il voulait la conversion et non la mort du pécheur. Mais que dire à ses propres troupes ? que dire au vieux général d’Anhalt, qui, en raison de son âge, avait son franc parler, et qui se plaignait (dit Frédéric lui-même) sur un ton de brutalité héroïque qu’on l’arrêtât après l’avoir poussé en avant, et qu’on ne lui permît pas de faire retentir dans les champs saxons sa vieille trompette de Sodome ?

Ce qui accroissait l’embarras, c’est que, la convention ayant dû être soumise au ministère anglais après le retour du roi George dans ses états, tant que les ratifications n’étaient pas encore arrivées, on pouvait toujours craindre que George lui-même ne fût sous-main pour quelque chose dans les indécisions de l’Autriche et ne cherchât à se soustraire, par cette voie indirecte, aux engagemens qu’il n’avait conclus qu’à regret. Cette seule pensée remplissait Frédéric d’inquiétude et d’irritation, et rien n’est plaisant, pour le dire en passant, comme de voir avec quelle vivacité, au moment même où il en prenait si à son aise avec ses obligations envers la France, il s’indignait sincèrement de la supposition qu’il pourrait lui-même ne pas rencontrer chez son nouvel allié la fidélité la plus scrupuleuse. — « Ce serait à penser, disait-il avec Blaise Pascal, que la terre est une affreuse prison, peuplée de misérables scélérats, tous sans foi et sans honneur. » — On trouvera sans doute que le nom de Pascal arrive ici d’une façon assez inattendue et par occasion ; on pourra se demander ce que l’auteur des Provinciales aurait pensé de l’instruction donnée par Frédéric lui-même à Chambrier pour répondre aux questions qu’on pourrait lui faire, et ainsi conçue :