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préjudice, de sorte que vous devez vous bien garder de souffrir que, dans ce traité à faire, il soit inséré aucune condition contre le roi de Prusse. Il serait contre l’honneur de la France qu’on pût lui reprocher de sacrifier ses alliés à son propre intérêt. Mais quand d’eux-mêmes ils se portent à traiter et à conclure séparément, sans sa participation, elle peut en faire de même sans penser qu’il devra leur en arriver de mal[1]. »

Assurément personne ne pouvait songer à demander à la France d’envoyer un corps d’armée auxiliaire à Marie-Thérèse pour l’aider à reconquérir la Silésie. C’était une idée aussi ridicule qu’odieuse qui ne pouvait venir à aucun esprit ; mais, ce point écarté (dont il ne pouvait être question), on ne conçoit pas bien de quel autre préjudice d’Argenson pouvait recommander à son agent de préserver le roi de Prusse. Il y avait, en effet, un préjudice très certain et même très considérable que devait causer à Frédéric un traité quelconque conclu à ce moment critique entre la France et l’Autriche : c’était celui qui résultait de la faculté que retrouverait Marie-Thérèse de retirer les quarante mille hommes qu’elle entretenait encore sur le Rhin et dans les Pays-Bas pour concentrer toutes ses forces sur les frontières prussiennes. Mais c’était là le but même en vue duquel Marie-Thérèse se décidait à se retourner du côté de la France ; il fallait donc ou renoncer à négocier avec elle ou se résigner d’avance à faire au moins ce tort-là à notre infidèle allié. C’était une conséquence nécessaire que d’Argenson, de quelque faculté de se faire illusion qu’il fût doué, ne pouvait méconnaître. En feignant de l’ignorer, il ne faisait que laisser voir combien lui coûtait la démarche à laquelle il était contraint, et avertir par là même son agent de ne pas s’y associer avec trop d’empressement.

Est-ce à cette incertitude, à ce désir de faire à la fois et de ne pas faire, à cet espoir secret de rester en route qu’il faut attribuer le choix assez malheureux qui fut fait du négociateur auquel d’Argenson confie le soin d’accomplir la tâche à laquelle il se résignait lui-même de si mauvaise grâce ? Il pouvait, on l’a vu, pour répondre aux avances de Marie-Thérèse, se servir indifféremment ou de Chavigny à Munich, ou de Vaulgrenant à Dresde. Si l’on voulait réellement mener promptement l’affaire à bonne fin, nul doute que le premier intermédiaire ne fût préférable. Chavigny était un homme de résolution et d’entreprise, connu pour tel partout où il avait figuré. Dès son arrivée dans l’empire, il avait su prendre un véritable ascendant sur Charles VII et forcer Frédéric même à compter avec lui. On vient de voir avec quelle chaleur il embrassait l’idée déjouer auprès de Marie-Thérèse, pour arriver à un résultat opposé, un rôle analogue. Des communications directes étaient déjà

  1. D’Argenson à Vaulgrenant, 22 septembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)