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le but constant des efforts de tous nos rois ; on pouvait faire un pas dans cette voie et un pas considérable. Il y avait donc là un jour, une heure, une minute à saisir où, la passion l’emportant dans cette grande âme sur tous les calculs de la raison d’état, on pouvait se faire payer largement par elle le prix de cinq années de lutte jusque-là stériles autant que sanglantes. Ce sont de ces occasions qui passent et ne reviennent pas : le génie du politique consiste à les saisir au vol. Le seul motif qui pût faire hésiter à en profiter eût été la crainte de paraître abandonner un allié sur le champ de bataille. Mais Frédéric, en prenant les devans, avait levé d’avance tous les scrupules et pris soin de mettre d’accord la loyauté avec la politique, la conscience avec l’intérêt[1].


III

La nouvelle de la convention de Hanovre, dont la proposition de Marie-Thérèse n’était que la conséquence, arrivait, on le voit, au ministère français par deux voies également certaines, et, à dire vrai, il n’y avait rien dans la défection de Frédéric à quoi on ne dût s’attendre. Les avertissemens de Valori, bien que donnés sous la forme d’insinuations trop timides, auraient suffi pour mettre en garde tout esprit moins prévenu que celui de d’Argenson. Depuis lors, une aventure qui ne fut que ridicule, mais qui aurait pu être très grave, était venue attester à tout le monde, et à d’Argenson en particulier, le peu d’égards que Frédéric avait désormais souci de prendre pour la France et tout ce qui la représentait. Valori, se plaignant, comme je l’ai raconté, des dangers auxquels on le laissait exposé en le traînant à la suite de l’armée prussienne, ne croyait pas si bien dire : une nuit qu’on l’avait logé dans un faubourg isolé de la petite ville de Jaromir, il fut réveillé en sursaut par le bruit d’un coup de fusil, et, mettant la tête à la fenêtre, il aperçut l’unique sentinelle qui veillait à sa

  1. La négociation engagée entre la France et l’Autriche, à ce moment critique, n’est mentionnée dans aucun historien antérieur à MM. Droysen et d’Arneth. Mais M. Droysen n’en attribue l’origine qu’à une proposition faite par le ministre saxon Saul à Marie-Thérèse à Francfort, le mois suivant, et M. d’Arneth, qui parle bien de l’entremise de Chavigny et du ministre autrichien à Munich, ainsi que de l’entrevue de Passau, ne parait pas en avoir compris l’impératrice. Il pense que Chavigny était chargé d’une ouverture à faire par le cabinet français, et en citant la note écrite qui lui fut remise, il y voit l’intention plutôt d’éluder la proposition que de l’accepter. La correspondance de Chavigny contredit absolument cette appréciation. Chavigny n’avait et ne pouvait avoir reçu aucune instruction de ce genre de d’Argenson, qui était très éloigné de songer à se séparer du roi de Prusse ; et complètement en disgrâce lui-même auprès de son ministre, il n’aurait jamais pris sur lui une démarche de cette importance. (Droysen, t. II, p. 572 ; — d’Arneth, t. III, p. 127, 130 et 437.)