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du Maine, où il eut pour guide un vieux sauvage fort intelligent et très apprivoisé, qui faisait beaucoup plus de cas que lui de la civilisation.

Ce fut peut-être une curiosité secrète de son vieux sang français, un effet de l’atavisme qui lui suggéra son voyage au Canada (A Yankee in Canada). Ce libre esprit, qui n’accepta jamais le joug d’aucune forme religieuse, s’y montre impressionné par le recueillement des églises catholiques, par l’attitude respectueuse des fidèles agenouillés, par cette large hospitalité romaine qui permet de pénétrer à toute heure dans la maison de Dieu ; il irait volontiers, non pas le dimanche, car les prêtres, les cérémonies, tout lui paraît inférieur au catholicisme pur et simple sans aucun de ses accessoires ni de ses interprètes, il irait volontiers dans la semaine s’y pénétrer de cette religieuse atmosphère, y penser. Aucun symbole naïf ne le scandalise, pourvu qu’il soit consacré par l’imagination des fidèles. Il trahit cependant à son insu de très étroits préjugés : les sœurs de charité catholiques lui font l’effet de momies qui ont juré de ne sourire jamais ; la volubilité, la politesse des gens, l’étonnent fort, mais ce pays, qui paraît vieux comme la vieille Normandie elle-même, qui lui représente l’Europe et le moyen âge, remue chez le Yankee Thoreau certains sentimens qui ressemblent à des souvenirs attendris : « S’entendre dire que le village dont je demande le nom s’appelle Saint-Féréol, Sainte-Anne, celui de l’Ange gardien ou de Saint-Joseph, et d’une montagne qu’elle est celle de Bel-Ange ou de Saint-Hyacinthe ! .. » Partout des saints. A partir de Saint-Jean, les noms des ruisseaux, des collines et des localités lui semblent pleins de poésie : « Chambly, Longueil, la Pointe aux Trembles, etc. Il ne faudrait qu’un peu d’accent étranger, quelques voyelles de plus pour évoquer un idéal. Moi, je commence à rêver de la Provence et des troubadours, de lieux et de choses qui n’existent pas sur la terre. Ils me voilent la tradition indienne, la forêt primitive. Les bois du côté de la baie d’Hudson deviennent des forêts de France et de Germanie. Je ne peux m’amener à croire que les habitans qui prononcent tous les jours ces noms délicieux et pour moi significatifs aient une vie prosaïque, comme nous autres de la Nouvelle-Angleterre. Bref, le Canada que j’ai vu n’est pas seulement un pays où aboutissent les chemins de fer et où se réfugient les criminels. »

Il se met à balbutier le français avec de braves gens aussi hospitaliers qu’ils sont pauvres, surpris qu’on ne lui indique pas une auberge quand il demande une « maison publique. » Le perpétuel oui des Canadiens amuse ce grand opposant, à qui jamais il ne coûta de dire non. Il lui plaît de constater que ces Français, dont on suit de par le monde si volontiers toutes les modes, ont adopté ici de leur