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personne dont deux frères étroitement unis, Henry et John Thoreau, étaient amoureux ; il est bien probable que, si le futur ermite de Walden ressentit l’amour, ce ne fut que sous la forme épurée du sacrifice. Ces vers ne témoignent aucune imitation de l’auteur des Wood-notes, mais révéleraient plutôt une étroite familiarité avec la littérature du temps d’Elisabeth et des Stuarts. Jusqu’en 1844, année où le journal cessa de paraître, sa collaboration au Dial continua ; il reste de Margaret Fuller, qui aidait à la direction, des lettres bien remarquables touchant les articles ou les poésies qu’il présentait. Cette jeune femme, qui, sans avoir été à Cambridge, égalait et dépassait même en connaissances de toute sorte les gradués de l’université, cette conférencière, dont l’éloquence, l’érudition furent plus tard reconnues en Europe, d’où elle revint marquise d’Ossoli, pour périr tragiquement dans un naufrage, en vue de New-York, avec son mari et son enfant, mériterait d’être l’objet d’une étude spéciale. Emerson l’avait surnommée l’Amie ; elle fut celle de Thoreau jusqu’à le critiquer avec une sévérité sous laquelle, d’ailleurs, on devine beaucoup d’estime. Entre-autres reproches, elle blâme le poète novice de dire trop constamment et trop complaisamment de la nature : « Elle est à moi. » — « Elle ne sera pas à vous jusqu’à ce que vous ayez été davantage à elle. Cherchez le lotus, buvez à longs traits le ravissement. Ne dites pas avec cette confiance que tous les lieux, toutes les circonstances se ressemblent et se valent. Ceci ne deviendra vrai que lorsque vous aurez découvert que c’est faux. » — L’apprentissage, sous de tels auspices, fut certainement utile au jeune naturaliste. En même temps, il faisait des lectures au lycée de Concord, qui entendit s’élever tant de nobles voix.

En 1840, Thoreau semble définitivement entré dans l’intimité du cercle d’élite qui se réunissait chez Emerson. Il avait écrit déjà sa Semaine sur les rivières de Concord et du Merrimac, et autour de lui on trouvait ce livre « tout parfumé de la vie des bois et des ruisseaux de la Nouvelle-Angleterre, d’une solidité, d’une vigueur vraiment aborigènes, donnant enfin l’idée d’un homme qui est entré dans la nature en sachant ce que la nature attend de lui. On a souvent raconté la vie des transcendentalistes. Tout en se livrant aux plus hautes spéculations philosophiques, tout en discourant sur l’inspiration, sur les bardes et sur les prophètes, ils n’oubliaient pas un point essentiel de la doctrine, qui était que chacun prit sa part de quelque travail manuel. Alcott, Ellery Channing, Hawthorne et les autres, s’occupaient de fendre du bois, de faucher, de faner, de tailler les arbres. Emerson lui-même soignait son verger, mais il nous paraît certain que bon nombre de ces ouvriers