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les deux sexes vers le culte de la nature. L’impulsion esthétique vint du premier et l’impulsion scientifique du second. Une littérature toute spéciale devait sortir de ce mouvement ; son but est à la fois d’instruire et de fournir un aliment à la verve exubérante qui a nom animal spirits. La plupart de ceux qui s’y livrent ne poussent pas bien loin leurs investigations ; ils se bornent à ce qui est familier et proche, mais cet étroit domaine est grandi par le sentiment profond de l’intime parenté qui existe entre l’homme et les choses dites inanimées où vibre une âme pourtant, la nôtre, l’âme universelle. Certes, nous ne prétendons pas que tous les livres de la bibliothèque en plein air aient beaucoup de valeur : il y en a de puérils, il y en a de pédantesques ; au plus grand nombre, on pourrait reprocher une monotonie presque inévitable dans la forme, notes ou journal, l’abus fatigant du je. Peut-être cependant trouvera-t-on quelque intérêt à relever les contrastes qui existent entre cette littérature naturaliste et celle qui, chez nous, prend moins justement le même nom. D’un côté, c’est la préoccupation d’une sorte d’hygiène morale, une manière de sport qui exerce dans le meilleur sens les rouages intérieurs, tonifie les nerfs, retrempe l’esprit aux sources de la jeunesse, et d’abord force les plus égoïstes à sortir d’eux-mêmes. De l’autre, c’est le goût, au contraire, de descendre en soi, de s’absorber dans une analyse morbide de sensations et d’entraînemens contre lesquels il semble que la volonté ne puisse rien. Entre les fatalités de l’hérédité et les suggestions de l’hypnotisme, l’homme ne sera bientôt plus qu’un jouet torturé, inconscient. La nature lui apparaît armée de lois impitoyables auxquelles il s’efforcerait en vain d’échapper ; elle est son ennemie plutôt que sa mère et sa consolatrice. Tout devient aliment au pessimisme, au tædium vitæ affecté ou réel. Peut-être, nous le répétons, n’est-il pas inutile de montrer à notre vieille France, si difficile à amuser, si curieuse de raffinemens poussés parfois jusqu’à la chinoiserie, les passe-temps dont se contente un pays moins blasé, jaloux avant toutes choses de rester manly (mâle, viril) et qui transporte dans l’art même ce genre d’aspirations.

La popularité de Thoreau, par exemple, est bien caractéristique. En la constatant, nous serons amené à étudier une vie plus énergique encore et plus pure que l’œuvre qui en fut le résultat ; nous pourrons revenir aussi sur un sujet trop peu connu : l’éclosion et le développement de cette Arcadie intellectuelle que créa autour de lui le grand optimiste Emerson, celui qui a dit : « Bâtissez-vous votre propre monde, » et qui a donné l’exemple en faisant descendre l’idéal sur un petit coin du globe.