Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déjà ancienne, du supplice de Jésus : la Descente de croix de Rubens. À côté de la Passion de Bach, elle semble d’hier. Rappelez-vous, avec Fromentin, qui l’a merveilleusement expliquée, l’admirable toile d’Anvers, ce chef-d’œuvre à la fois religieux et dramatique, plein de piété divine et de pitié humaine. Rappelez-vous des détails touchans et tout modernes ; entre autres, le contact léger du pied décoloré de Jésus avec l’épaule une de Madeleine. « Il eût été profane d’y insister ; il eût été cruel de ne pas y faire croire. Toute la sensibilité furtive de Rubens est dans ce contact imperceptible qui dit tant de choses, les respecte toutes, et attendrit[1]. » Bach ne pouvait avoir de ces notes-là ; elles ne devaient pas, en musique jaillir sitôt de l’âme humaine.

Contemporain de Bach, Haendel est cependant un peu plus voisin de nous ; on croirait qu’il y a plus de douze ans entre la Passion et le Messie. L’oratorio de Haendel est moins touffu ; l’air et la lumière y abondent. Le Messie est comme une rhapsodie à demi biblique, à demi évangélique, où parlent les prophètes, où le Christ promis par eux nait et meurt, où les fidèles confessent leur foi. En dépit de certaines longueurs, de certaines lourdeurs aussi, malgré la vieillesse de plus d’une forme devenue formule, le Messie laisse une autre impression que la Passion. Haendel apparaît comme un génie plus simple que Bach ; il a moins que lui le besoin de la complication et de la surcharge ; il sait et il aime conduire à moins de quatre chevaux. Dès l’introduction, nous nous sentons plus au large. « Consolez, consolez mon peuple, a dit le Seigneur à Isaïe. Criez à Sion que son iniquité est expiée, et qu’elle a reçu de l’Éternel au double de tous ses péchés. » Ce premier récit de ténor a l’ampleur particulière à Haendel ; la déclamation en est expressive et dramatique. Le maître, on le voit déjà, ne s’est pas, ainsi que Bach, enfermé dans une église luthérienne ; il a jeté un regard sur le monde ; il n’ignore pas toute passion humaine, il devine comment crie une âme vers Dieu ou vers les créatures, et de sa bouche un jour le célèbre Lascia ch’io pianga, cette plainte farouche, saura s’exhaler.

Les récitatifs prennent plus d’intérêt et de caractère ; celui qui précède le premier air de basse, bien que trop fourni de vocalises dans le vide, est vigoureux et conclut avec crânerie. Un souffle d’héroïsme passait parfois sur le front de Haendel, ce front d’où jaillit l’hymne des Macchabées. Le vieux maître est le premier musicien d’Israël, le premier grand interprète de la Bible. Sa puissance éclate surtout dans un air admirable : Du haut de la montagne, il éleva la voix.

  1. E. Fromentin, les Maîtres d’autrefois.