Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/405

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

D’autres exemples seraient superflus. On sait qu’une page religieuse de Mendelssohn ne ressemble pas à une page de Bach ; qu’à leur tour Rossini, Verdi, n’ont pas compris la musique sacrée comme Mendelssohn, et qu’enfin M. Massenet ne l’a pas traitée non plus dans l’esprit du passé. De même la musique descriptive de Félicien David laisse une tout autre impression que celle de Beethoven, et l’éternel duo de l’amour a très différemment inspiré Mozart, Meyerbeer et Gounod.

Bien entendu, ce n’est pas dans la valeur, mais dans le sentiment d’œuvres un peu disparates, que nous signalons des nuances et plus que des nuances ; mais, toute question de hiérarchie écartée, il est certain que la musique moderne, ou relativement telle, pourvu qu’elle ait quelque mérite, nous touche plus vite et plus profondément que l’autre. La majorité du public est plus émue par le Requiem de Mozart ou par celui de Verdi que par la Passion ou le Messie ; par le Freischütz que par les Saisons, par les Huguenots ou Faust plus que par Armide ou Fidelio. D’où vient aux derniers venus cet accès plus facile auprès de nous, sinon d’une loi naturelle qui veut que l’on soit de son temps, et que les âges voisins fussent les âmes pareilles ? Il faut, pour comprendre et goûter les anciens, un effort que n’exige pas l’intelligence presque intuitive des contemporains. Nos habitudes modifiées, nos tendances différentes ou contraires nous font moins hospitaliers aux idées d’autrefois. Le génie seul force notre accueil, et cela, parce que le plus souvent il n’est qu’une divination de l’avenir, et fait au-devant de nous presque tout le chemin. Les beautés hors ligne sont de tous les temps, et du leur et du nôtre ; en avant de leur siècle, elles attendent les siècles suivans. Mais la beauté moindre, pour ainsi dire courante, vieillit vite, et, vieille, veut des égards, presque des concessions. A nous d’aller au-devant d’elle ; à nous, sauf à nous courber un peu, de nous placer à son point de vue, d’incliner nos goûts, d’assouplir notre critique. Tous ces petits sacrifices coûtent à notre personnalité. L’esprit comme le cœur a son égoïsme ; à lui aussi, dirait Fénelon, répugne la désappropriation.

Entre la musique d’autrefois et celle d’aujourd’hui, quelle est donc la différence ? Au seuil de cette étude, peut-elle être définie d’un mot, aperçue d’un regard ? Non. Elle ne deviendra que peu à peu sensible par l’analyse des œuvres successives. Nous suivrons une ligne qui fuit comme celle des eaux. Devant le passager, les vagues succèdent aux vagues et l’horizon toujours se dérobe ; mais un jour, on aborde enfin à de nouveaux rivages, et l’on s’aperçoit que la mer est traversée.