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musiciens classiques ont eu sur les horizons futurs de singulières visions ; d’autres, parmi les modernes, se sont retournés en arrière. Comme l’avenir a ses précurseurs, le passé garde ses fidèles, et, par de tels intermédiaires, les extrêmes se touchent et les dissidens se réconcilient.

Mais, sous l’action lente du progrès, la musique s’est profondément transformée. Aucun art n’a subi plus radicale métamorphose. Une toile de Raphaël, ou de Rembrandt, un marbre de Michel-Ange, de Phidias même, surgissant tout à coup, nous étonnerait moins aujourd’hui ! qu’une cantate de Bach ou un opéra de Haendel. Un exemple fort rare, unique dans notre souvenir, pourra, mieux que toute théorie, éclairer le chemin parcouru : c’est l’Ave Maria composé par Gounod sur le premier prélude de Bach. Qui donc, et nous écartons ici tout parallèle, qui donc, sans l’inspiration fortuite et très heureuse du maître contemporain, eût jamais rapproché ces deux noms ? Entre l’auteur du Clavecin bien tempéré et l’auteur de Roméo et Juliette, fût-ce entre l’auteur de la Passion selon saint Mathieu et celui de Rédemption, qui donc n’a le sentiment d’une distance infinie ? Qui n’irait presque jusqu’à se demander s’il existe entre les deux musiciens autre chose de commun que les sept notes de la gamme ? Jamais une œuvre n’accusa comme cet Ave Maria la dualité de ses auteurs.

Le prélude de Bach, on le sait, n’est qu’une suite d’accords arpégés, très simples, déduits les uns des autres par séries harmonieuses. Le grand charme du morceau tient à l’égalité des valeurs, à la régularité du rythme ; mais dépensée, il ne s’en trouve guère de passion, moins encore. Il manque là quelque chose, et toute oreille moderne le sentira. Ce qui manquait, Gounod l’a mis. Sur la nudité de ces arpèges, auxquels le timbre du piano donne encore quelque sécheresse, il a posé un chant vibrant, plein d’élan et de chaleur. Quand la phrase s’élève, quand elle échauffe l’accompagnement austère, on croit avoir, après une Madone de Van Eyck, une Assomption de Rubens. C’était l’esprit des temps passés, voici l’âme des temps nouveaux. L’élément intellectuel, intéressant, persiste ; mais, l’élément passionnel, émouvant, s’y ajoute. Il ne s’y mêle point ; car cette collaboration singulière amène moins la fusion que la juxtaposition des deux pensées. Elles cheminent l’une à côté de l’autre, voisines, mais distinctes. Ainsi l’Arve et le Rhône, après leur réunion, coulent un instant sans se confondre. L’un roule ses flots pâles, encore attristés de l’ombre des vallées étroites ; mais l’autre a déjà purifié ses ondes ; il a traversé le grand lac bleu, il a réfléchi, le ciel, et pris à tous deux un peu de leur joie et de leur azur.