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résistance, et dans ce point d’appui le soutien d’un plus grand essor.

Il détestait les idées et les théories, ne voyait dans le monde que des faits et des états de faits, des forces et des calculs de forces : elle était idéologue ; elle le sera davantage. — Il était césarien de naissance et de tour d’esprit, ne voyant dans les hommes que des pièces de la grande machine sociale, qui ne devaient avoir ni droit, ni initiative, ni presque de personnalité, mais une fonction subordonnée à l’ensemble et déterminée par l’ensemble : elle était individualiste et libérale ; elle le sera plus encore, et, de plus en plus, persuadée du caractère auguste et sacré de la personne humaine, convaincue que la nation est plus forte du jeu libre des intelligences isolées que du concert forcé et factice des énergies disciplinées, allant très avant dans ce sens, jusqu’à diminuer l’état, jusqu’à n’avoir point une idée très nette, ou du moins un sentiment très fort de la patrie ; jusqu’à croire, — ce qui peut mener un peu loin, — « qu’on ne se trompe guère en étant toujours du côté du vaincu. » — Il aimait encore moins le sentiment que les idées : elle va faire au sentiment une place plus grande encore qu’auparavant dans ses idées et ses théories ; s’éloigner en cela de ses maîtres, en chercher, en trouver d’autres ; développer en elle des instincts qui n’étaient point sans avoir déjà une grande force, mais auxquels jusqu’alors elle n’avait cédé qu’à demi. — Il n’était ni philosophe ni artiste : elle s’enfoncera, s’absorbera avec bonheur dans la contemplation et l’étude des philosophes les plus audacieux, les plus confians, les moins attachés à la terre ; et aussi se plaira à découvrir, à étudier, à faire pénétrer en elle l’art où il y aura à la fois et le plus de sentiment et le plus de philosophie. — Il n’est pas jusqu’à l’Angleterre, qu’elle aimait déjà comme élève de Montesquieu, qu’elle n’aime davantage et d’un goût plus indiscret, comme ennemie de Napoléon. Elle doit beaucoup à ce grand homme : il lui a donné comme une impulsion nouvelle dans l’ardeur à s’éloigner de lui qu’il lui inspire.

Ceci est tout négatif. Mais, poussée encore par ses sentimens à l’égard de l’empereur, Mme de Staël s’éprend de l’Allemagne. L’influence ici fut directe, et elle fut profonde. Elle agit sur Mme de Staël tout entière, sur sa conception de l’art, sur sa conception de l’âme, sur sa conception de la vie. Je dirai peu de chose du livre de l’Allemagne considéré comme étude du caractère et des mœurs du peuple allemand. Un Français du temps où nous sommes est toujours gêné en cette affaire, et n’a toute la liberté de ses sentimens ni à approuver Mme de Staël ni à la réfuter. Un critique qui n’aurait ni l’honneur d’être Allemand ni le désavantage d’être