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fin de ce qui se meurt. C’est ainsi qu’elle observe, très finement, que le bon goût, le goût des salons au XVIIIe siècle, « finissait par user la force, » et que ce bon goût disparait, n’est déjà plus, et que, dans certaine mesure, cela peut être un bien. — Livre très curieux, qui, comme tous ceux de Mme de Staël, marque lumineusement un moment, celui où le XVIIIe siècle, sur son déclin, ne comprend plus l’art antique, ne tient plus au sien, garde et chérit ses idées philosophiques, qu’il sent autrement fécondes, et, pour ce qui est d’un art nouveau, interroge, cherche, doute, attend.

Pour son compte, Mme de Staël eût moins cherché, si elle avait été, de nature, un grand artiste. Elle ne l’était point. De nature elle l’était peu, sans doute, et nous avons vu que son éducation était peu faite pour développer en elle les puissances artistiques. Son invention s’était toujours appliquée aux idées, aux théories, aux systèmes. C’était sa pensée qui avait de l’imagination. Mais, avec cela, son cœur était romanesque ; elle était sensible, c’est-à-dire qu’elle avait le besoin d’aimer et le besoin de souffrir. Elle fit des romans. Elle en avait toujours fait, presque depuis son enfance. C’étaient alors des histoires très insignifiantes, moitié effusions de l’âge naïf, moitié exercices de style d’une jeune personne très intelligente qui a lu la Nouvelle Héloïse. Dans sa maturité, elle écrivit deux œuvres qui comptent : Delphine et Corinne. Ce sont bien les œuvres d’imagination d’une femme très sensible, très fine aussi et bon moraliste, très ingénieuse encore dans le maniement adroit d’une intrigue, mais qui n’a d’imagination que dans les idées. Mme de Staël a le génie inventif et non le génie créateur. Marque infaillible et qui s’applique à bien d’autres qu’à elle : elle ne sait peindre qu’elle-même. Delphine c’est elle, Corinne c’est elle, et retranchez Corinne ou Delphine, il n’y a personne qui soit vivant dans ces romans. On peut s’étonner que les hommes aimés qu’elle a placés dans ces livres soient si conventionnels. Ils le sont absolument. Il est difficile d’être quelconque autant que Léonce, à moins qu’on ne soit Oswald. Ce sont tout à fait des jeunes premiers, chacun avec un défaut, ou plutôt une manie destinée à former obstacle au bonheur et à amener la catastrophe, mais manie qui semble ajoutée après coup et ne fait point logiquement partie de leur caractère ; du reste d’une noblesse convenue, d’une distinction vague et d’une idéalité abstraite. J’ai dit qu’on pouvait s’étonner que ces personnages soient si peu des portraits. La chose est naturelle au contraire. C’est son rêve avec ses souffrances que Mme de Staël met dans ses romans. D’où il suit que de ses souffrances elle fait un personnage très réel et vivant, qui est elle-même, et de son rêve un personnage idéal qui reste de son pays, c’est-à-dire des nuages.