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Je les ai vues, ces petites Orientales, au milieu de leurs compagnes, vêtues comme elles et parlant un français irréprochable. Naturellement, j’ai voulu faire montre de ma perspicacité, et avisant une fillette blonde qui a de jolis yeux bleus et la peau rosée, j’ai dit : « — Ah ! celle-ci n’est point éclose sous le soleil, elle doit venir d’Alsace. — On m’a répondu : — Elle nous arrive de Tanger. » Une autre, brune, avec des cheveux indociles et « des yeux qui sont d’un noir d’enfer, » ne me laissa aucun doute : « Elle est de Jérusalem ? — Non, monsieur, elle est née rue Beautreillis, dans le quartier Saint-Antoine. » Je ne voulus pas en avoir le démenti : je me tournai vers une femme qui m’accompagnait et dont j’avais remarqué le regard profond, le teint mat, les mains admirables. « Et vous, madame, êtes-vous d’Alger ou de Damas ? — Non, monsieur, je suis de Mulhouse. » J’arrêtai là mes observations ethnologiques. L’une d’elles est de Smyrne, elle me le dit ; tout un bouquet de souvenirs s’épanouit dans ma mémoire. Je revis le château ruiné du mont Pagus, les cyprès du champ des morts, le pont des Caravanes, le Méandre où flottent les tortues, et l’aqueduc tout vêtu de verdure où mon cheval a bu lorsque je partais pour Éphèse. C’était à cette heure que je criais aux échos le lied de Goethe : « J’ai mis mon bien dans les voyages et dans les migrations, ohé ! ohé ! » Je regardais la petite Smyrniote, qui ne devinait guère pourquoi je restais immobile devant elle. Je lui dis : Kaliméra, kyria mou ; isté poly evmorphi. Ce qui signifie tout bêtement : « Bonjour, mademoiselle, vous êtes très jolie. » Elle devint rouge et ne répondit pas. J’en fus bien aise ; si elle eût répliqué, je serais resté court, car je venais, d’un seul coup, de prodiguer ma provision de grec moderne.

Toutes les élèves, Européennes ou Orientales, font, une fois par semaine, chacune à leur tour, le service de la maison ; elles s’initient de la sorte aux soins domestiques qui seront dans leur devoir futur. J’ai dit que dans cette bonne maison l’on ne punissait point, parce que l’on n’avait pas besoin de punir ; en revanche, on récompense, et d’une façon vraiment ingénieuse. Quand une élève a fait preuve de zèle dans le travail et la conduite, on lui confie la surveillance d’un des services intérieurs ; elle devient quelque chose comme le sergent-major de la petite compagnie. L’autorité qu’on lui défère n’est point générale et ne s’exerce que sur un point déterminé : au dortoir, pour s’assurer de la propreté et de la tenue des