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démantelés par l’effet du temps et de la négligence ; on s’indignait de l’éloignement et de l’indifférence apparente du roi, et on voyait déjà la capitale plus facilement emportée encore que Prague ou que Gand par une surprise nocturne ou un coup de main.

La mer même, disait-on, était ouverte à l’envahisseur, la plus forte des escadres britanniques étant occupée à poursuivre la marine française dans l’Atlantique. Il est vrai qu’elle venait d’y remporter un brillant succès en se rendant maîtresse de l’île du cap Breton et de la ville de Louisbdurg, qui défendaient l’entrée du Canada et en menaçant ainsi la plus belle de nos possessions du Nouveau-Monde. Le ministère faisait grand bruit de ce fait d’armes, bien fait, pensait-il, pour consoler les vaincus de Fontenoy, que Neptune (suivant un mot de d’Argenson lui-même) semblait vouloir venger de Jupiter. Mais à quoi bon, répondait l’opposition, cette gloire lointaine et stérile, si la France, légèrement blessée à l’une de ses extrémités, n’en gardait pas moins les bras libres pour porter le 1er et le feu au cœur de son ennemie[1] ?

Quand les imaginations populaires sont en mouvement, il n’y a point de fait si insignifiant en apparence qui ne donne lieu à des commentaires inattendus. L’opinion une fois accréditée que le ministère de Louis XV préparait un coup d’audace, des gens se disant bien informés assurèrent qu’on n’attendait pour l’exécuter que le retour en France d’un personnage illustre, à qui six mois de séjour forcé en Angleterre avaient permis d’étudier l’état intérieur du pays, de se rendre compte par là même de ses faiblesses, et qui en partait au même moment pour y reparaître bientôt, muni de ces renseignemens précieux, à la tête de l’armée conquérante. Cet hôte dangereux, prêt à devenir un revenant redoutable, n’était autre (on l’aura déjà nommé) que le maréchal de Belle-Isle, à qui, après de longues contestations, il fallait bien rendre sa liberté.

On peut se rappeler qu’à peine arrivé en Angleterre, Belle-Isle avait réclamé sa délivrance en vertu d’un cartel d’échange dont les puissances belligérantes étaient convenues depuis le commencement de la guerre, et qui permettait à tout officier prisonnier de se libérer moyennant le paiement d’une rançon dont la quotité devait être fixée en proportion de son grade. On avait (je l’ai dit encore) refusé de faire droit à sa revendication, sous prétexte que, n’ayant pas été fait captif les armes à la main, il n’était pas proprement prisonnier de guerre. Le roi de France tenant à ne pas perdre les services d’un homme comme Belle-Isle, autant que le roi d’Angleterre

  1. Correspondance d’Horace Walpole avec Horace Mann, t. II, p. 52 ; — 26 juillet 1745.