Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/117

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et M. Alphand renversent en quelques mots cette fantasmagorie de chiffres : « L’ouvrier est de plusieurs groupes, passe de l’un à l’autre, figure sur la liste d’un groupe depuis longtemps abandonné. Les chambres syndicales n’ont pas l’importance qu’on veut leur donner ; .. il ne faudrait pas prendre leur opinion pour celle de l’ensemble des ouvriers. » Il y a loin du nombre nominal au nombre de ceux qui cotisent, et ces effectifs sur le papier font penser à ceux de certains mandarins chinois qui touchaient la solde de soldats imaginaires. Comment ne pas se rendre à l’évidence lorsque l’on considère de quels maigres capitaux disposent les chambres ouvrières ? La plus riche, celle des ouvriers chapeliers, a 3 ou 400,000 francs en caisse. Quelle différence avec les trades-unions, savamment organisées, soumises à une hiérarchie sérieuse, façonnées à l’obéissance envers les chefs, et dont quelques-unes, avec plus de 30,000 adhérens, ont 1 à 2 millions de revenus ! Les statisticiens évaluent à 3,000 le nombre de ces unions, leurs membres à 1,250,000, leur capital à 50 millions de francs.

Que ne poursuivent-ils pas, nos syndicats ouvriers, si on en juge par leurs statuts ! Arbitrages, registres d’offres et demandes du travail, cours professionnels, secours en cas d’accident et de chômage, retraites aux membres âgés, taux des salaires, sociétés coopératives de production et de consommation, de crédit mutuel, érection de logemens à bon marché, rien ne semble devoir dépasser la mesure de leur activité. Mais, hélas ! l’enfer économique, lui aussi, est pavé de bonnes intentions. En fait, ce qu’on recherche avant tout, c’est l’avantage immédiat, la fixation du mode de travail, du salaire, et beaucoup ne s’imaginent guère que le véritable libéralisme consiste à aimer la liberté des autres. On a dit de certaine démocratie qu’elle était l’hypocrisie du progrès ou l’horreur du despotisme poussée jusqu’à la tyrannie. Nous voulons la liberté la plus large pour l’ouvrier, nous nous félicitons qu’il l’ait à peu près conquise, mais nous estimons qu’il y a quelque chose de pire que les courtisans des rois, ce sont les courtisans du peuple, et qu’il faut que celui-ci entende aussi la vérité. Et comment ne pas concevoir quelques appréhensions lorsqu’on voit les délégués des syndicats aux expositions étrangères se signaler par la violence de leurs paroles et de leurs actes, la chambre des typographes défendre à ses adhérens de travailler dans un atelier admettant des femmes ou des non-syndiqués, celle des chapeliers imposer aux patrons leurs contremaîtres, établir le salaire égal pour tous, prohiber l’emploi des machines, pour n’aboutir qu’à faire perdre à la chapellerie parisienne une partie de ses débouchés, des ouvriers honnêtes, tranquilles, émigrer à l’étranger pour avoir la paix ? N’aurait-on renoncé aux avantages des vieilles corporations que pour retenir leurs