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Cette civilisation nouvelle qui lentement les étreint, au milieu de laquelle ils vivent, ne croyez pas qu’ils l’admirent. Ils sont trop intelligens pour n’en pas apprécier la force et les puissans moyens d’action. Ils les étudient, et, dans la mesure du possible, se les approprient ; mais, au fond de leur cœur, ce qui domine, c’est la haine et le mépris. L’Européen est et sera toujours un parvenu né d’hier, pour eux dont l’antiquité se perd dans la nuit des temps. A la mobilité constante de nos institutions politiques, ils opposent l’immobilité séculaire des leurs, les rites transmis de générations en générations, tout un ensemble de traditions philosophiques et religieuses qu’ils tiennent pour le dernier mot de la sagesse et de l’expérience humaines.

Dans leur marche en avant, les nations occidentales sont venues enfin se heurter à ce grand corps inerte et immuable ; elles ont remué cette fourmilière qui comprend un tiers de la population de notre globe. L’Angleterre par les Indes, la Russie par le Thibet et la Sibérie, la France par le Tonkin, le trouvent sur leur route. La Chine est redevenue ce qu’elle prétendait être : l’empire du Milieu. Par l’émigration, elle prend contact avec les États-Unis, l’Océanie, les républiques espagnoles, et répond aux agressions violentes dirigées contre elle par l’invasion pacifique et lente de sa population. Si l’Angleterre lui a arraché par la force, en 1842, le rocher d’Hong-Kong, elle prend pied dans l’Australie du nord et dans la Nouvelle-Zélande au nom même des traités qu’on l’a contrainte de signer, et le parlement australien cherche vainement les moyens de repousser cette invasion redoutable.

L’on n’y réussira pas, parce que ses émigrans sont devenus indispensables. Toute la partie nord de l’Australie se trouve sous le tropique du Capricorne, et depuis que l’abolition de l’esclavage a supprimé le travail forcé des nègres, les Chinois les remplacent. Originaires des provinces méridionales de l’empire, ils résistent parfaitement à ce climat chaud qui paralyse l’énergie des blancs. Dans les districts miniers, ils se chargent de tous les gros travaux ; l’ingénieur ne saurait se passer d’eux, et les Irlandais qui réclament leur renvoi sont hors d’état de les suppléer, au prix d’un salaire double et triple. Race exigeante et vorace, à tête froide et à conceptions hardies, la race anglo-saxonne se rend compte que ces travailleurs asiatiques lui sont nécessaires, qu’ils s’adaptent à tous les climats et qu’ils personnifient la main-d’œuvre à bas prix, sans laquelle certains travaux deviennent impossibles. On l’a bien vu quand il s’est agi de construire le chemin de fer du Pacifique à travers les pluies, les neiges et la rigoureuse température des Sierras ; on le voit aux îles Chinchas, où sous un ciel brûlant, sur des rochers dépourvus