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cent personnes[1], et tel brigadier ou maréchal de camp exiger pour leur consommation « de 40 à 60 livres de poisson par semaine, deux grandes bêtes fauves et une quantité non déterminée de petites pièces de venaison, sans compter les légumes assortis et le bois[2]. » Jusqu’en 1788, aucune ordonnance ne les limite, et c’est en 1788 seulement qu’un règlement du conseil de la guerre[3] interviendra pour réprimer ce pantagruélisme[4]. Il y avait longtemps que l’ordonnance de campagne établie par Frédéric II avait interdit aux feld-maréchaux prussiens une table de plus de dix couverts et de dix plats sans dessert ; aux lieutenans-généraux, plus de huit couverts et de six plats, et aux chefs d’états-majors-généraux plus de cinq couverts et de cinq plats, également sans dessert.

Le luxe des équipages était à l’avenant. « Je n’ai jamais vu sans une vive indignation, disait Belle-Isle à son fils, le brillant comte de Gisors, les jeunes chefs de nos régimens traîner après eux dans les camps et dans les garnisons le luxe et la noblesse de la cour, chercher à se distinguer par la richesse et le brillant des équipages, la multitude des valets et l’extrême beauté des chevaux[5]. » Mais les ministres de la guerre avaient beau s’indigner et se succéder, la mode était la plus forte. Vainement l’ordonnance du 20 juillet 1741 avait fixé le nombre des chevaux et des voitures accordés à chaque officier suivant son grade : trente chevaux et trois voitures aux lieutenans-généraux ; vingt chevaux et deux voitures aux maréchaux de camp ; seize chevaux et une voiture aux brigadiers, colonels et mestres de camp ; pas de voiture et le même nombre de chevaux que de rations réglementaires aux autres officiers ; ces prescriptions étaient devenues sans effet. A Prague, pendant l’investissement, on ne comptait pas moins de 2,525 domestiques et de 400 soldats occupés au service des officiers, et l’intendant Séchelles évaluait à 5,000 rations par jour la consommation des équipages[6]. Pendant la guerre de sept ans, beaucoup de lieutenans-généraux

  1. Encyclopédie méthodique.
  2. Camille Rousset, le Comte de Gisors, p. 334.
  3. D’après ce règlement (titre VIII, article 2), défense était faite aux commandons de division d’avoir plus de seize plats à leur table, aux maréchaux de camp plus de douze : « La chère, ajoutait le règlement, sera simple et militaire, sans aucune recherche de luxe ; on ne pourra faire usage ni de cristaux ni de fruits montés. »
  4. L’ordonnance de 1757 n’avait produit aucun effet, et tout de suite elle avait été transgressée. (Voir Roussel, le Comte de Gisors.) — Un autre règlement provisoire de 1778 sur le service en campagne contenait quelques dispositions restrictives, mais encore bien insuffisantes, dit Servan dans l’Encyclopédie.
  5. Instruction de Belle-Isle pour le comte de Gisors au moment où celui-ci devient colonel du régiment de Champagne.
  6. Lettre du maréchal de Broglie à l’intendant Séchelles, à Prague, le 13 mars 1742.