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vous assurer qu’il n’y a pas eu la moindre occasion de plainte, » écrit M. de Polastron[1]. « Les habitans du pays (Pilsen), qui n’ont jamais vu de Français chez eux, sont étonnés de notre discipline et de l’exactitude avec laquelle nous payons les denrées, » écrit M. de Gassion[2]. M. de Sallières, M. de Neuville, M. d’Aubigné, font chorus. Le maréchal de Maillebois renchérit encore, et sa correspondance est plein d’éloges à l’adresse des troupes. Mais si flatteurs et si nombreux que soient ces témoignages, il ne faudrait pas s’en exagérer l’importance. Ils ne prouvent qu’une chose, c’est que le service de l’intendance et de la prévôté était fort bien fait aux armées ou corps d’armées commandés par MM. de Maillebois, de Gassion, de Montai et de Polastron en 1741 ; ils ne prouvent rien pour les autres corps[3] et surtout pour les années postérieures.

Or c’est précisément dans les années qui suivirent que le moral de la troupe eut à subir les plus rudes assauts et se perdit complètement sous l’empire de deux causes également dissolvantes : d’une part, le luxe des états-majors ; de l’autre, la défaite. Jusqu’à Louis XIV, et même pendant la première partie du régime de ce prince, le luxe n’avait guère été de mise aux armées. Turenne mangeait dans des assiettes de fer et n’entretenait en campagne qu’un très modeste équipage. Quand il allait à la frontière, ce n’était pas en berline qu’il s’y rendait, mais à cheval, et le roi, dans les premières années, faisait comme lui[4]. Malheureusement, cette modestie dans le train de la vie n’était plus dans le goût du siècle, et Turenne ne laissa pas plus d’imitateurs de sa simplicité que d’héritiers de son génie. Versailles avait déteint sur l’armée, et ce fut bientôt dans les états-majors à qui se signalerait par le plus nombreux domestique, les plus beaux équipages et la meilleure chère. A la tranchée devant Arras, en 1650, le marquis d’Humière se faisait déjà servir dans de la vaisselle plate. On le remarquait toutefois. Dans les armées de Louis XV, on ne compte plus les officiers-généraux qui ont de la vaisselle plate, on compterait bien plutôt ceux qui n’en ont pas. Et quel luxe de table ! Quels festins ! Il n’est pas rare de voir un général en chef entretenir journellement jusqu’à

  1. Lettre à Breteuil du 10 octobre 1741.
  2. Lettre à Breteuil du 1er novembre 1741.
  3. En 1742, après la reddition de Linz, le comte de Ségur se plaint du désordre qui s’est mis dans sa troupe, et déclare à Breteuil qu’il a dû pour le réprimer « faire casser la tête à quatre soldats, » et qu’il a pris le parti à l’avenir de ne plus les faire « tirer au billet. » Autant de maraudeurs pris, autant de fusillés. (Lettre du 16 février 1742.) — Lors de sa retraite de Bavière, en 1743, Broglie est obligé de recourir aux mêmes moyens expéditifs pour empêcher le pillage. Il enjoint à ses divisionnaires a de faire casser la tête aux délinquans, au défaut de l’exécuteur. »
  4. Servan, Encyclopédie méthodique.