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la mer, poussant jusqu’en Palestine ou au mont Athos. Quelques-uns vont à pied jusqu’au Sinaï. Comme pour les hadjis musulmans, avoir visité les lieux saints est un titre de considération dans les villages.

Ces pèlerins, hommes et femmes, sont pour la plupart âgés. Les lois qui l’attachent à la terre et à la commune mettent un frein à la passion du moujik pour ces pieux voyages. Aujourd’hui, comme au temps du servage, il n’obtient guère de s’absenter longtemps que lorsqu’il a élevé sa famille ou qu’il est impropre au travail. Ces pèlerins du peuple cheminent souvent par troupe, d’ordinaire à pied, avec leur longues bottes ou leurs lapty d’écorce de tilleul, marchant lentement des semaines et des mois, parfois mendiant en route, couchant à la belle étoile ou sous de vastes hangars dressés pour eux auprès des monastères en renom. Aucune distance ne les effraie : on a vu des femmes et des vieillards traverser ainsi l’empire, des frontières de l’Occident au cœur de la Sibérie, ou des rives du Dnieper aux bords de la Mer-Blanche. Beaucoup de ces vieillards des deux sexes, en route vers les sanctuaires lointains, accomplissent un vœu de leur jeunesse ou de leur âge mûr ; ils ont, durant des années, attendu que la vieillesse leur apportât le loisir de payer leur dette au Christ ou aux saints. Parfois, d’accord avec le goût national, les moujiks se cotisent et forment une sorte d’artèle pour accomplir à frais communs les longs pèlerinages.

Les paysans qui vont jusqu’en terre-sainte allumer un cierge au saint-sépulcre et puiser une bouteille de l’eau du Jourdain deviennent de plus en plus nombreux. La Russie envoie aujourd’hui plus de pèlerins en Palestine que toutes les autres nations chrétiennes ensemble. Autrefois, beaucoup s’y rendaient entièrement par terre, franchissant à petites journées les steppes ponto-caspiennes, le Caucase, l’Asie-Mineure, le Taurus à travers les mépris et les vexations des musulmans. Aujourd’hui, un grand nombre vont encore à pied jusqu’à Odessa, où ils s’embarquent à prix réduit pour Kaïffa ou Jaffa. Chaque printemps, Odessa frète pour eux des bateaux sur lesquels on les entasse, comme dans nos ports les émigrans pour l’Amérique. Moyennant une cinquantaine de roubles, les hommes du peuple peuvent se faire transporter, du cœur de la Russie aux rives de la Palestine, avec la sécurité d’un retour payé d’avance. Naguère, leurs consuls étaient obligés d’en rapatrier gratuitement des centaines, que la rapacité des moines grecs avait dépouillés de leur dernier kopek.

Tout comme nos pèlerins latins au moyen âge, ces pèlerins russes ont, depuis longtemps, des itinéraires pour leur indiquer les principales étapes de la route, avec les sanctuaires à visiter et les reliques