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a multiplié les précautions contre les erreurs de la superstition aussi bien que contre l’entraînement des sens. Sous ce rapport, nous la retrouvons, en dépit des apparences, dans une situation intermédiaire entre les sectes protestantes, entre le luthéranisme en particulier et l’église latine.

Au point de vue du dogme, la position des Grecs vis-à-vis des images n’est déjà plus la même que celle des Latins. Après les longues luttes des iconoclastes, ces calvinistes de l’Orient, les Grecs se sont arrêtés à une sorte de compromis, repoussant du sanctuaire les statues, y admettant les peintures. A l’inverse des catholiques et même des luthériens, ils ont conservé, dans leurs commandemens de Dieu, la prohibition biblique contre les idoles de pierre de bois, de métal[1]. Sur ce point, ils sont d’accord avec les réformés ; mais ils en diffèrent singulièrement pour l’interprétation, ne prohibant que les « idoles, » les images qui, par leur forme, se prêtent à une confusion avec la personne représentée. Aussi rejettent-ils les statues, la ronde-bosse, et non les images peintes et les reliefs où l’œil le plus grossier ne saurait découvrir autre chose qu’une représentation figurée. Cette distinction repose assurément sur un fondement rationnel. Y a-t-il jamais en des peuples assez simples pour adorer des idoles comme des dieux vivans, cette confusion n’est possible qu’avec des images plastiques, avec des statues. Le moujik le plus ignorant ne saurait prendre une peinture de la Vierge pour la personne de la Vierge. Partout, chez les barbares comme chez les peuples classiques, chez les Varègues de Kief tout comme chez les Grecs d’Athènes, c’est la statue, l’idole au corps de bois, de marbre ou de bronze, qui a été le principal objet du culte ; c’est devant elle que fumait l’encens et qu’étaient immolées les victimes. La peinture a sans conteste quelque chose de plus spirituel, par cela même qu’elle est fondée sur une illusion, qu’elle n’est qu’un trompe-l’œil.

Si justifiée qu’elle semble en théorie, cette distinction n’a guère abouti qu’à placer l’art des pays orthodoxes dans des conditions d’infériorité vis-à-vis de l’Occident. La sculpture, bannie de l’église, a été privée de son berceau habituel, et la Moscovie n’ayant hérité d’aucuns marbres antiques, elle ne pouvait naître de l’imitation de l’antiquité. En condamnant la statuaire, l’orthodoxie orientale entravait le développement de l’art tout entier, car partout, dans la France du moyen âge et dans l’Italie moderne, aussi bien que dans la Grèce antique, la sculpture, art moins complexe, a grandi plus vite que la

  1. C’est pour eux le deuxième commandement. Il en résulte que, pour la division du Décalogue et l’ordre des commandemens de Dieu, l’église d’Orient est en désaccord avec l’église latine.