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uniquement au dogme ou à la morale, nulle part peut-être l’église n’a mieux compris ce que j’appellerai la partie esthétique de la religion, tout ce côté de sa tâche oublié ou méconnu de la plupart des sectes protestantes. A l’encontre des sèches doctrines de certains réformateurs, l’église russe a distribué à l’homme du peuple, non-seulement le pain substantiel de l’évangile, mais aussi cet aliment délicat dont aucun être humain ne saurait entièrement se passer, le sentiment du beau et de l’idéal. En réalité même, c’est là, nous semble-t-il, que cette église, tant dédaignée, a surtout excellé ; c’est par là que, à travers toutes ses misères, elle a été le moins inférieure à sa haute vocation. A ce peuple d’ignorans et d’opprimés, elle a découvert ce que la religion seule lui pouvait révéler, l’art ; pour ces générations de serfs, elle a eu des spectacles et des concerts qui, par l’enchantement des sens, ont rafraîchi l’âme du moujik. A cet égard, l’église russe peut soutenir la comparaison avec l’église romaine, qui a porté si loin l’art d’atteindre l’âme à travers les sens.

Entre Rome et l’Orient, il y a toutefois, ici même, une différence notable. En parlant à l’œil et à l’oreille, l’église orientale a toujours en peur de trop leur plaire ; en s’adressant aux sens, elle les a toujours tenus en suspicion. Contre toute volupté charnelle, contre l’art même, elle a pris des précautions qui, chez les Byzantins, ont été poussées jusqu’à l’extrême. Entre le sacré et le profane, entre la peinture ou la musique du siècle et celles de l’église, elle a toujours maintenu une barrière. Jamais ses temples n’ont été envahis par les pompes mondaines et l’appareil théâtral dont, à différentes reprises, l’église catholique a eu tant de peine à se défendre.

L’austérité du culte apparaît dans la scène même du drame sacré. Alors qu’il est le plus somptueux, le décor en est toujours simple. Rien ne trouble l’impression d’unité de l’église et du service divin. Au fond de l’abside, à l’Orient, un seul autel, comme il n’y a qu’un Dieu et un Sauveur. Entre l’autel et la nef se dresse la barrière de l’iconostase, dont les portes royales, que le prêtre seul a le droit de franchir, se ferment durant la consécration, faisant aux saints mystères comme un sanctuaire dans le sanctuaire ; seul d’entre les laïques, le tsar est admis à y pénétrer pour recevoir la communion, le jour de son couronnement. Dans les vieilles cathédrales, dans les sobor des grandes villes ou des grands monastères, cette muraille, qui symbolise le voile du temple, reluit d’or et de marbres précieux. La jaspe de Sibérie y encadre la malachite et le lapis-lazuli. C’est l’iconostase qui porte les images les plus vénérées, les icônes d’où lui vient son nom[1]. L’entrée et la sortie du prêtre, le transport

  1. Chez les Russes, la hauteur de l’iconostase, notablement plus élevé que chez les Grecs, dépare parfois l’église en la terminant brusquement par une muraille droite qui cache l’abside.