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les matières se touchent qu’il est nécessaire de les bien distinguer, quand elles s’entre-tiennent qu’il importerait de nous en faire voir le lien. C’est ce lien que je ne vois pas dans l’Esprit des lois, et je crains qu’il n’y soit point. Faute de cela, l’Esprit des lois n’est pas un grand livre ; mais seulement l’idée, ou encore mieux, les fragmens d’un grand livre ; il y fait constamment penser, il ne l’est pas lui-même, il ne l’a jamais été. .Stat magni nominis umbra : c’est le souvenir d’un grand monument, mais le monument n’a jamais existé. On a quelquefois accusé de sa ruine, comme de celle de l’Histoire naturelle de Buffon, le progrès même de la science ; maison n’a pas fait attention que l’érudition moderne avait renouvelé de fond en comble aussi l’histoire romaine, et qu’en dépit d’elle cependant les Considérations demeuraient toujours debout. C’est que les Considérations font un ensemble, et qu’à défaut d’une idée maîtresse, la chronologie toute seule y mettrait encore cette unité qu’on exige d’un livre. L’Esprit des lois est à peine un livre ; ni chronologie ni perspective, comme le dit M. Sorel, tout y est au même plan, s’y éclaire de la même lumière ; ce n’est pas seulement l’unité qu’on y regrette, c’est encore la suite, c’est surtout l’ordre et la clarté.

Y seraient-ils peut-être, si Montesquieu, dont il faut bien dire que la décision ne laisse pas de cacher souvent une certaine timidité, avait pris paru dans la première question, et la plus importante, que soulevait le dessein, quel qu’il fût, de son Esprit des lois ? C’est la question de la liberté. Dans une monarchie, s’il ne dépend que de nous de pratiquer les vertus républicaines, quelles sont ces connexions que l’on veut établir ; et à quoi bon tant d’esprit pour démontrer que tout différera nécessairement dans l’état, selon que la puissance publique est aux mains de plusieurs ou d’un seul ? Mais pourquoi nous indignerons-nous contre l’esclavage ou contre l’inquisition, si les phénomènes historiques et sociaux sont conditionnés eux-mêmes par d’autres phénomènes, sur lesquels nous ne pouvons rien de plus que sur la révolution de la terre autour de son axe ou sur le refroidissement du soleil ? On voit aisément que, si l’auteur de l’Esprit des lois avait résolu la question, une moitié de son livre tombait, pour ainsi dire, cessait d’être, n’avait plus de raison d’exister. Et ce que l’on voit peut-être encore mieux, c’est ce qu’il eût dû sacrifier de ses lectures et de ses observations, et qu’en le lui demandant on ne lui eût demandé rien de moins que de changer sa méthode de travail ou de transformer sa nature même d’esprit. Moins libre en son plan, moins capricieux en sa diversité, plus clair et mieux ordonné, l’Esprit des lois serait sans doute un livre mieux fait, qui donnerait moins de prise à la critique, il serait moins de Montesquieu, si l’on peut ainsi dire, image ou portrait moins fidèle de son génie fragmentaire. Et puisque enfin sa