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Il y a un mot plus juste que celui de Mme du Deffand pour caractériser ce genre d’esprit, avec la nuance propre de gravité qui persiste sous l’affectation, et ce mot est de Voltaire : « C’est faire le goguenard, disait-il, dans un livre de jurisprudence universelle. »

De tout cela cependant, de ces défauts et de ces qualités, dont les uns ne sont pas vulgaires et dont les autres sont rares, de ce souci de garder et de maintenir son rang, de cette gravité de magistrat et de cette impertinence d’homme du monde, de cette préoccupation de bien dire et surtout de dire autrement que les autres, s’est formé laborieusement ou forgé un style unique, d’une pénétration, d’une concentration, d’une densité, si je puis ainsi parler, et d’une hardiesse d’effet souvent admirable et toujours singulière. Fénelon disait de saint Augustin qu’il était touchant, même en faisant des pointes : on pourrait dire de Montesquieu qu’avec tous les défauts d’un bel esprit on n’est pas, au fond, plus éloigné d’en être un. « Lorsque la vertu cesse dans le gouvernement populaire, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’où aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître : ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public, mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille, et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. » Ce n’est pas ici le lieu de rechercher dans ce tableau ce qu’il pourrait y avoir d’applicable à des temps et des hommes pour lesquels Montesquieu ne l’avait pas tracé. Mais ce style haché et heurté, sentencieux et épigrammatique, qui procédé par addition successive de traits également forts, ces antithèses qui expliquent les lois des choses en fixant le sens des mots, ces remarques de grammairien, qui sont en même temps les observations d’un moraliste et d’un homme d’état, une certaine fierté stoïque, je ne sais si je ne devrais dire une certaine tristesse, qui recouvre et enveloppe tout le reste, voilà ce qui était sans modèles dans la langue française et dont nous n’avons revu depuis lors que de faibles imitations. C’est que précisément les particularités du caractère et de la condition de Montesquieu y concourent pour la meilleure part, et Bossuet seul peut-être ou Pascal ont écrit d’un style plus personnel, sous son apparente impersonnalité, plus original, et qui soit plus « l’homme » tout entier.

C’est pourquoi Montesquieu n’a point conformé son style à ses sujets, mais plutôt ses sujets à son style ; et sa manière d’écrire lui a comme