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sont de grands réalistes, comme les médecins, et un peu pour les mêmes raisons, sans assez réfléchir peut-être qu’ils n’ont communément affaire, les uns qu’avec le vice et les autres qu’avec la maladie. Le président de Montesquieu, qui faisait en gros trop d’estime de l’espèce humaine, la méprise trop en détail.

Et c’est enfin un bel esprit, et, à de certains égards, si je l’ose dire tout bas, un bel esprit de province. Il a des goûts littéraires bizarres, des admirations capricieuses, très indépendantes, mais aussi très particulières, et assez peu justifiées. Parmi les anciens, ce n’est pas Salluste ni César, Tite-Live ni Tacite qu’il préfère, c’est Florus, et son Abrégé de l’histoire romaine, avec ses faux brillans. Ou bien encore, chez les modernes, l’Inès de Castro, de La Motte Houdard, lui parait un chef-d’œuvre ; et les tragédies du vieux Crébillon, son Atrée, son Rhadamiste, son Catilina même, le troublent, le ravissent, le font entrer, selon son expression, « dans le transport des bacchantes. » En revanche, il a du regret de voir Tite-Live « jeter des fleurs sur les colosses de l’antiquité, » — ce qui sans doute est dit d’une manière galante, — et il déclare que Voltaire ne fera jamais « une bonne histoire. » A-t-il écrit, comme on le veut, son Temple de Cnide pour faire sa cour à Mme de Clermont ? Mais plutôt c’est qu’il se complaît en ces sortes de pastiches, et, jusque dans l’Esprit des lois, entre un livre sur les Lois dans le rapport qu’elles ont avec le principe qui forme l’esprit général d’une nation, et un livre sur les lois dans le rapport qu’elles ont avec le commerce, nous le voyons introduire cette étrange Invocation aux muses : « Vierges du mont Piérie, entendez le nom que je vous donne ! .. » Jacob Vernet, qui surveillait à Genève l’impression du livre de Montesquieu, lui fit sacrifier ce morceau. Le bon M. Laboulaye s’en indigne, et, s’il l’osait, il injurierait cet imprudent ami ; M. Sorel ne laisse pas d’y trouver des traits d’une admiration profonde et sincère de l’antiquité ; je n’y puis voir que l’affectation de bel esprit et le pédantisme d’un magistrat lettré. Montesquieu a trop d’esprit, plus encore d’envie d’en avoir, et cet esprit n’est pas toujours du bon aloi ni du meilleur goût. C’est ainsi que, mêlés à des traits d’une ironie supérieure, le fameux chapitre sur l’Esclavage des nègres en contient quelques-uns qui ne sont guère que des plaisanteries de robin, ou qui sentent la province. Mais n’est-ce pas se moquer du monde, et pas très plaisamment, que d’écrire le chapitre suivant ?


CHAPITRE XV.
Moyens très efficaces pour la conservation des trois principes.

« Je ne pourrai me faire entendre que quand on aura lu les quatre chapitres suivans. »