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encore visible à ces pauvres signes qu’elles cherchaient partout avec l’avidité de la passion et qu’elles tiraient dans les sens les plus contraires pour légitimer leurs colères ou les mettre d’accord avec leurs haines. Plus d’un cavalier pris de tristesses rétrospectives remarqua sans doute, comme Aubrey, que la querelle du roi avec son parlement avait commencé le 3 novembre 1640, et que c’était un jour de bien mauvais augure, car c’était le jour où, un siècle auparavant, le roi Henri VIII avait pris le titre de chef de l’église; d’autre part, plus d’un puritain zélé y vit la preuve que cette adultère usurpation des pouvoirs de Dieu allait disparaître, condamnée qu’elle était dans les secrets de l’éternité comme elle l’était dans les âmes des vrais fidèles. Sous l’obsession des anxiétés du temps, les vieilles superstitions connues engendrèrent des variétés nouvelles d’elles-mêmes. On connaît l’habitude qu’avaient les gens de la renaissance de consulter, dans les circonstances graves, quelque livre vénéré; Panurge a rendu célèbre parmi nous les sorts virgiliens[1]. Il arriva non-seulement que le prayer book fut consulté pour connaître la volonté divine, mais que la liturgie anglicane fit d’elle-même spontanément office de prophétie. Ainsi, le 11 d’un certain mois d’été (ni le mois ni l’année ne sont donnés par Aubrey) fut remarquable par des attroupemens tumultueux en faveur du long parlement ; or il se trouva que les psaumes de ce jour, pour les offices du matin et du soir, ne parlant que de troubles et de révoltes, étaient en parfait accord avec les événemens. Une autre fois, il arriva que la leçon du service lue devant le roi Charles roula sur le procès du Christ, de quoi le roi eut grand déplaisir, croyant que l’évêque qui officiait l’avait fait exprès; mais l’évêque se justifia aisément en présentant le service du jour et montrant que, s’il y avait un auteur à ce cruel hasard, c’était Dieu même.

On aura pu remarquer le rôle important que joue, comme agent prophétique, le don de seconde vue[2] dans toutes ces anecdotes.

  1. Pendant son séjour à Oxford, le roi Charles Ier fut invité par lord Falkland, qui cherchait à le distraire, à consulter les sorts virgiliens, et il tomba sur la partie la plus menaçante des malédictions de Didon au départ d’Énée.
  2. La meilleure partie du livre d’Aubrey est celle qui est consacrée à la seconde vue. L’enquête qu’il ouvrit pour se renseigner à ce sujet auprès de ses correspondans est conçue dans un esprit très suffisamment philosophique et conduite avec une logique qu’il n’apporte guère dans d’autres matières. Les questions sont bien et nettement posées. Ce don est-il héréditaire ou purement individuel? Si on l’acquiert individuellement, peut-on le transmettre, et commencer ainsi une race de voyans? Comment ce don vient-il à se manifester d’abord? S’étend-il au passé aussi bien qu’à l’avenir? Comment voit-on le fait futur, en esprit ou par le moyen d’apparitions? Les voyans sont-ils hommes pieux et d’habitudes vertueuses? Enfin, ce don entraîne-t-il pour celui qui le possède fatigue ou altération de santé? Sur ce dernier point, les correspondans d’Aubrey lui révèlent un fait fort curieux, c’est que les voyans arrivent à voir des apparitions même lorsqu’il n’y en a pas, c’est-à-dire qu’il passe devant leurs yeux en processions interminables, en foules compactes pour ainsi dire, des ombres dont ils ne distinguent pas plus l’individualité que nous ne distinguons les passans dans une rue très fréquentée ; et cela, paraît-il, sans une minute de relâche, ce qui fait souhaiter souvent au voyant d’être débarrassé de ce don fatal.. Aubrey est, je crois, le seul à mentionner ce fait.