Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coutumes que le temps convertit en lois. L’état social apparaît alors en embryon. Cette progression, dont on a pu constater les phases régulières dans toutes les agglomérations humaines, suppose toutefois la préexistence, sur le sol occupé ou envahi, du gibier pour le chasseur et du bétail pour le pasteur nomade. Ce fut le cas en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique, dans quatre des parties du monde sur cinq, mais ce ne fut pas le cas pour l’Océanie, où le gibier est rare et où le bétail n’existait pas. Il en résulta ceci : à défaut de gibier, le sauvage chassa son semblable et s’en nourrit ; à défaut de bétail, il fit de ses prisonniers du sexe le plus faible une sorte de troupeau de réserve d’abord, puis des esclaves ensuite le jour où, parvenu à la troisième phase et devenu prévoyant, il se rendit compte que la femme ou le prisonnier ne lui fournirait qu’une quantité limitée de viande, un nombre restreint de repas, tandis qu’en les employant à la culture du sol, à la récolte des ignames et des bananes, ainsi qu’à la pêche, il pouvait s’assurer une nourriture moins savoureuse peut-être, mais plus régulière. Il lui fallut un effort pour se priver de son mets favori, mais la réflexion, née de jeûnes forcés, l’avait rendu prudent ; il le réserva donc pour les grandes occasions, épargnant l’être sain et vigoureux dont il pouvait exploiter la force et la santé, et se contentant, par raison, des captifs blessés, des femmes et des esclaves hors de service. L’humanité n’avait rien à y voir ; c’était une question de bonne administration et d’économie.

Tout le cannibalisme est là, et si, lors de l’apparition des missionnaires dans les îles de l’Océanie, il était déjà dans sa période décroissante, c’est que le gibier humain se faisait rare, que plus méfiant il se défendait mieux, qu’on ne pouvait indéfiniment manger les femmes sans rester seul à planter les ignames et à cueillir les bananes, et que le sauvage a horreur du travail manuel, qu’il estime indigne de lui. La polygamie naquit, moins encore de ses appétits sensuels que de la préoccupation de s’assurer, par le travail des femmes, une existence à sa guise et une nourriture plus abondante. La femme acquit pour lui une valeur qu’elle n’avait pas auparavant. Il ne la mange plus, sauf de loin en loin, dans des circonstances particulières où il convient de faire montre d’une hospitalité fastueuse.

Dans l’île de Tanna, les tribus qui habitent sur le bord de la mer, en rapports plus fréquens avec les trafiquans, ont à peu près renoncé à la chair humaine. Celles de l’intérieur en sont encore friandes et apprécient surtout les blancs. Aussi, quand leurs voisins réussissent à attirer sur la plage et à tuer quelque matelot, s’empressent-ils d’expédier le cadavre aux gens de l’intérieur qui en donnent un bon prix, plusieurs cochons ou un certain nombre de dindons. Ces