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l’hommage rendu à sa beauté, le dévoûment chevaleresque de héros prêts à mourir pour sa défense, supposent un raffinement de civilisation dont on chercherait vainement la trace chez une tribu de l’Océanie.

La pauvreté du langage est un indice de l’absence de certains sentimens. Si une langue est impuissante à les exprimer, c’est que ceux qui la parlent les ignorent. Chez la plupart de ces peuplades, le mot amour n’existe pas. Les expressions de chère, bien-aimée sont complètement inconnues : « J’essayai vainement, raconte le capitaine Lefroy[1], de les expliquer à Nannette en supposant une phrase telle que : ma chère femme, ma chère fille. Quand, à la fin, elle eut compris, elle me répondit avec beaucoup d’emphase : « I disent jamais ça ; i’ disent : ma femme, ma fille ! »

Mais la preuve la plus évidente est le fait que le dialecte algonquin, l’un des plus riches pourtant, ne possède pas de mot pour dire aimer ; quand Elliot traduisit la Bible à l’usage de ce peuple, en 1661, il fut obligé d’en forger un. Tous les missionnaires de l’Océanie se sont heurtés à la même difficulté. Les mots manquent pour exprimer des idées qui font défaut et que l’on classe souvent, et à tort, au nombre des idées innées. Il en est peu de moins intelligibles pour un Polynésien que celles de pudeur et de chasteté. Il n’y entend absolument rien. La femme d’un missionnaire américain nous racontait que lorsqu’elle débarqua en Océanie avec son mari, une foule d’indigènes les attendaient sur la plage. Leur navire était signalé depuis la veille, et la population se portait à leur rencontre pour leur faire fête. Au moment où elle mit pied à terre, les Canaques la pressèrent vivement de se débarrasser de ses vêtemens. Ils ne comprenaient pas que sous ce climat chaud elle se mit ainsi à la gêne, et c’est avec les meilleures intentions du monde qu’ils l’invitaient à dépouiller tout cet encombrant attirail. Elle eut beaucoup de peine à se soustraire à leurs amicales suggestions, et bien plus encore dans la suite à leur persuader de se couvrir un peu eux-mêmes.

Pour eux, le terme de femme est synonyme d’esclave ou tout au moins de propriété. Comme Petruchio le dit de Catherine dans la pièce de Taming of the Shrew : « Je veux être le maître de ce qui m’appartient. Elle est mon bien, ma chose ; elle est ma maison, mon ameublement, mon champ, ma grange, mon cheval, mon bœuf, mon âne, mon tout. »

Elle est surtout le bœuf et l’âne. Demandez à un naturel de l’Océanie pourquoi il désire prendre femme ; il vous répond invariablement : « Pour qu’elle me procure du bois, de l’eau et des alimens,

  1. Sir John Lubbock, l’Homme préhistorique.