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« Je vais trouver le chef et lui explique mon affaire. Sa mine s’allonge, il m’engage à regagner tout de suite mon bord, et pour cela à me servir de son canot amarré dans la crique. Je décampe en hâte, mais les quatre femmes me suivent, en allongeant le pas, ferme, et l’on me crie du haut du plateau que les maris arrivent. Je cours tout au long de la ravine par un affreux chemin où je manquai vingt fois de me rompre le cou, je saute dans le canot du chef, et d’un vigoureux coup de jarret je le pousse à l’eau. Sans hésiter, les femmes, me voyant gagner le large, se mettent à la mer. Et moi qui comptais sur elles pour retarder la poursuite de leurs maris en se laissant gifler, comme elles le méritaient bien du reste !

« Ces canots indiens, comme celui sur lequel je me trouvais, sont d’une manœuvre délicate. Mon second, qui est un rude marin, prétend qu’avant de s’y risquer il faut faire sa raie au milieu de la tête, afin qu’il n’y ait pas le poids d’un cheveu en plus d’un côté ou de l’autre. Moi, je suis chauve. Je pagayais de mon mieux, bien en équilibre, mais mes quatre prétendues victimes nageaient comme des poissons. A mi-chemin, l’une d’elles me rejoint, saisit le plat-bord et en un clin d’œil la pirogue chavire. Heureusement, mon second avait vu ce qui se passait et mis mon canot à l’eau. Quand il me repêcha, il n’était que temps. Les Indiens arrivaient aussi rapides que des requins. À coups de rame, nous fîmes lâcher prise aux femmes, et, à peine à bord : « Hisse la voile et en route ! » J’en avais assez de ce satané pays où les femmes se jettent à votre tête et où vous courez risque d’être kiki par les maris.

« Cela vous fait rire, ajouta-t-il, mais j’ai passé à Tanna une mauvaise heure et je ne l’oublierai pas de sitôt. »

Son récit était très probablement exact d’un bout à l’autre. Partout, en effet, dans ces îles sauvages, nous trouvons érigées en loi la soumission complète de la femme, la domination brutale du sexe fort sur le sexe faible. Partout nous voyons la femme esclave des caprices ou des besoins d’un maître, maintenue par lui dans un état de révoltante infériorité auquel rien ne réussit à la soustraire et qu’aggravent encore les désirs qu’elle peut inspirer. Dans une tribu sauvage, les jeunes années d’une femme remarquable par sa beauté ne sont qu’une série ininterrompue de captivités auprès de différens maîtres, de terribles blessures, de fuites, de mauvais traitemens. La Grèce devait avoir atteint un état de civilisation avancée, et le génie d’Homère avançait de bien des siècles, à l’époque où, dans ses vers immortels, il chantait l’enlèvement d’Hélène et la guerre de Troie. Ramené aux réalités prosaïques de la vie primitive, l’épisode d’Hélène ravie à son époux ne comporte peut-être pas moins de luttes, de colères soulevées et de sang versé ; mais