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peut donc être que la conséquence et l’expression de l’ordre civil, et celui-ci l’expression même de l’état de civilisation. Sans doute, l’organisation politique réagit sur l’état de civilisation ; mais c’est une influence secondaire ; et si elle est en sens contraire, l’état de civilisation finit toujours par l’emporter sur le mode d’organisation.

En outre, la civilisation, de son côté, ne suit pas une marche arbitraire ; elle est assujettie à des lois, et elle se développe dans un sens déterminé. On ne peut nier que la civilisation n’ait fait des progrès constans depuis ses origines jusqu’à nos jours. Il y a eu sans doute des époques stationnaires et même rétrogrades ; mais ce qui prouve l’existence d’une loi, c’est que la civilisation a marché malgré ces obstacles. Au reste, il ne faut pas toujours considérer ces retours rétrogrades comme défavorables au mouvement général. Il ne faut pas perdre de vue l’une des lois essentielles des corps organisés : c’est que le développement se fait souvent par crise (les dents, la croissance, la puberté) ; il peut donc y avoir désordre et recul accidentels, sans qu’on en puisse rien conclure contre la loi du développement progressif.

En s’appuyant sur les principes précédens, Auguste Comte fait remarquer avec grande raison qu’on a beaucoup exagéré en histoire deux élémens qui semblent réfractaires à l’idée d’une loi de la civilisation : d’une part, l’influence du hasard et de l’accident ; de l’autre, l’influence du génie. On exagère, dans les sciences, la part des causes occasionnelles : par exemple la pomme de Newton, la lampe de Galilée ; de même, en histoire, l’influence des petites causes, par exemple le verre d’eau de lady Marlborough, le nez de Cléopâtre. De l’autre, on exagère le rôle du génie : un Pierre le Grand, un Louis XIV, un Napoléon. Ces grands hommes sont bienfaisans quand ils se contentent de réaliser ce qui est la conséquence des lois naturelles de la civilisation ; ils sont funestes quand ils veulent inventer et créer véritablement. L’histoire des sciences peut servir de modèle et de guide à l’histoire proprement dite. Elle nous montre comment les choses s’enchaînent et naissent les unes des autres par une loi naturelle. Les découvertes d’une génération préparent celles de la suivante. Tout vient en son temps. C’est ainsi que l’état théologique se présente le premier, que l’état métaphysique vient ensuite, et l’état positif le dernier : on ne peut intervertir cet ordre.

Maintenant, si la marche de la civilisation est ainsi réglée par des lois, si elle est nécessaire, à quoi peut servir la science politique ? Cette objection a paru plus tard si forte à M. Herbert Spencer, qu’elle l’a amené à conclure que la science sociale ne sert à rien : ce qui conduit à une sorte de fatum mahometanum, ou à ce