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À ce moment, le savant se trouvait trop en contradiction avec le prophète pour qu’ils pussent demeurer ensemble et collaborer plus longtemps à une œuvre commune. Ce conflit résulte évidemment du double avertissement qui précédait le nouvel écrit : « Ce travail est très bon, disait Saint-Simon dans un style détestable, mais il n’atteint pas le but que nous nous étions proposé… Notre élève s’est placé au point de vue d’Aristote… Il a cru que la capacité aristotélicienne devait primer le spiritualisme, et la capacité industrielle et philosophique… Il n’a traité que la partie scientifique de notre système, mais il n’en a point exposé la partie sentimentale et religieuse. » De son côté, Auguste Comte disait à peu près la même chose en d’autres termes : « Ayant médité depuis longtemps sur les idées mères de M. de Saint-Simon, je me suis exclusivement attaché à systématiser, à développer et à perfectionner la partie de la philosophie qui a rapport à la direction scientifique. »

Ce premier écrit d’Auguste Comte est très intéressant, comme contenant déjà quelques-unes des idées les plus importantes de l’auteur, et aussi comme exemple- significatif du passage d’une pensée à une autre pensée. On a beaucoup étudié de nos jours l’évolution au point de vue des formes organiques ; mais rien de plus curieux aussi que l’évolution des idées. Vous partez du saint-simonisme ; vous croyez lire une des nombreuses publications sorties de cette tradition et de cette école, et à la fin vous êtes dans la philosophie positive, et cela sans qu’il semble que vous ayez changé de terrain. C’est la même idée qui, en se transformant, devient tout autre chose.

L’introduction commence, en effet, par ce lieu-commun saint-simonien, que, la phase critique étant épuisée, il faut passer à une phase organique. Mais, tandis que Saint-Simon voulait passer à cette nouvelle phase par le moyen des sentimens et de l’imagination, Auguste Comte, reprenant l’idée du docteur Burdin exposée plus haut, demandait que la politique suivît l’exemple des autres sciences et devint une science positive. Il demandait que l’observation y prît le pas sur l’imagination, et que le second élément fût subordonné au premier. Il exposait la théorie des trois états, non comme une découverte, mais comme un postulat connu et accordé d’avance, et il essayait de caractériser la politique positive par rapport à la politique théologique et métaphysique. Ce qui caractérise ces deux premiers états (théologie et métaphysique), c’est la prédominance de l’imagination sur l’observation, avec cette différence que, dans l’état théologique, l’imagination s’exerce sur des êtres surnaturels, et, dans l’état métaphysique, sur des abstractions personnifiées : voilà une des idées qui